Les Batoilles de la Tribune Sud : heurs et malheurs d’un blog bleu et blanc

Mon premier souvenir de foot ? Grand-papa Marcel, assis dans sa cuisine, l’oreille collée à un petit transistor noir à piles. Quand le Lausanne-Sports jouait à l’extérieur, mon grand-père, qui était placeur à la Pontaise, écoutait le match à la radio pendant qu’on prenait le goûter, en famille, dans la salle à manger voisine.

C’est mon père qui m’a emmené pour la première fois au stade. J’avais 13 ans, le LS jouait contre Servette. Ce fut un coup de foudre absolu. Une révélation. Il y avait la lumière des projecteurs, éblouissante, cette tribune Nord remplie de supporters, le bruit de la foule et Giancarlo Antognoni sur la pelouse. On a gagné 3-2. Pendant deux semaines, j’ai harcelé mon père pour qu’il me ramène au stade. Il a cédé, ce fut LS-YB, 0-0. J’ai adoré encore plus. La suite, ce sont des centaines de « LS » dessinés avec application dans les marges de mes cahiers d’écoles, l’excitation de découvrir un joueur bleu et blanc dans une pochette Panini – la « brillante » du LS valait de l’or à l’époque, à l’heure du troc dans les préaux du Gros-de-Vaud -, mon adhésion à ce qui s’appelait alors le « LS fan’s club » et ma toute première paie, intégralement utilisée pour m’offrir le maillot sponsorisé par Radio TV8 que portaient Stéphane Chapuisat, Marc Hottiger et Frank Verlaat.

Quelques centaines de matchs plus tard, en 2011, le quotidien « 24 heures », qui m’employait alors depuis plusieurs années, m’a proposé d’ouvrir et d’alimenter un blog dédié à ma passion.  On a cherché un titre. J’ai proposé « Les bouélées de la Tribune Sud », gradin au sommet duquel j’avais élu domicile après avoir quitté les rangs du fan club, mais le rédacteur en chef de l’époque a trouvé ça un peu trop corrosif. Ça sera finalement « Les batoilles de la Tribune Sud » et le texte d’introduction de ce nouveau blog est un bon résumé de l’esprit qui m’animait :

« Le Lausanne-Sport fait son retour dans l’élite ? L’occasion d’offrir un porte-voix cybernétique à un ultra, un fan absolu des Bleu et Blanc, un pilier de la Tribune Sud qui, depuis plus de trente ans, suit avec passion le club de sa vie. Alors, forcément, tout cela sera perclus d’une crasse et salutaire mauvaise foi. »

Je me suis lancé le 5 août 2011, à la veille d’une rencontre au stade de Genève – oui, Servette évoluait en LNA à l’époque. En marge des compte-rendus de matchs dans les médias officiels, je pondais mes articles à moi, forcément un peu plus… libérés et partiaux. C’est un bel exutoire pour prolonger une victoire et la partager avec ceux qui n’étaient pas au stade. Mais c’est un authentique sacerdoce quand tu perds contre Aarau un samedi soir, que c’est Laurent Roussey à la barre du navire bleu et blanc, et que tu as une page blanche devant toi à 22h30.

Jeux de mots plus ou moins heureux, sarcasmes anti-genevois assumés et primaires, envolées lyriques parfois, épeclée de vaudoiseries, tentatives d’analyse tactique, coups de gueule, interviews – un chouïa impertinentes – de joueurs ou de fans lausannois : mon blog ratissait plutôt large, et je tendais aussi le micro à ceux que je croisais, par hasard, dans les tribunes de la Pontaise : Gérard Castella, Yves Débonnaire, Thomas Wiesel, Alain Joseph, Nestor Subiat… Les lecteurs appréciaient et étaient de plus en plus nombreux à lire mes papiers, relayés sur Facebook.

Pendant près de sept ans, j’ai ainsi essayé de contribuer, à ma mesure, à animer un peu le quotidien du club de mon coeur. Et y a du boulot en la matière. Si le LS peut compter sur une poignée de fidèles indéracinables, la Pontaise sonnait, saison après saison, toujours terriblement creux. En février 2013, grippé, j’ai regardé LS-Bâle depuis mon salon. Et constaté, effaré, que le vieux Stade olympique dépeuplé est encore moins sexy à la télé qu’en vrai. Pourtant j’y suis retourné, avec une obstination qui confinait au masochisme. Un amour irrationnel qui, au mieux, suscitait quelques grimaces d’incompréhension ou quelques sourires affligés dans mon entourage. C’est tellement plus courant pour le Vaudois moyen de regarder PSG-ManCity bien calé dans son canapé, que de se coltiner la bise des Plaines-du-Loup pour un LS-Lugano suivi par 1500 pelés congelés. Mais j’en étais convaincu et l’écrit à l’envi : le vrai foot se vit au stade, et nulle part ailleurs.

Chaque été donc, j’ai renouvelé mon abonnement au sommet de la Tribune Sud. A mes côtés, quatre supporters qui ont, comme moi, chopé le virus à l’aube des années 90. On était des enfants de la génération Bertine, on était les « Batoilles », on se levait pendant le match, on donnait de la voix pour essayer de réveiller les rangs clairsemés en contrebas ou appuyer le kop lausannois. Parfois, on était cinq à pousser une gueulante en tribune. Parfois un peu plus.

En décembre dernier, alors que le club venait d’être repris par le géant de la pétrochimie Ineos, j’ai ouvert les colonnes de mon blog à Alain Joseph, président sortant. Le LS venait d’enfiler cinq buts au FC Zurich, tout le monde rigolait et je me réjouissais de retourner me geler les miches à la Pontaise en février. « Ineos est ambitieux mais raisonnable. Il y a tout pour réussir », assurait Alain Joseph.

Ambitieux, sûrement. Raisonnable, ça se discute : en janvier dernier, la multinationale levait le voile sur le nouvel emblème du club, « destiné à la nouvelle génération ». Et qui, surtout, imposait les propres codes visuels de la société britannique au club vaudois: un liseré orange sans la moindre légitimité historique, et surtout ce « o » identique à celui d’Ineos, planté en plein coeur des armoiries du Lausanne-Sport. Moins de trois mois après son arrivée à la tête du club, la firme travestissait ainsi un blason bleu et blanc centenaire en support publicitaire. Une première dans nos contrées.

Si une majorité de supporters vaudois n’en avait cure et se réjouissait d’aller applaudir le fils Zidane à la Pontaise, quelques amoureux du club ont décidé de ne plus remettre les pieds au stade en signe de protestation. J’en faisais partie, et j’ai donc aussi logiquement pris la décision d’arrêter d’alimenter mon blog.

Je l’ai écrit dans mon dernier papier, je m’en suis aussi ouvert dans les colonnes du courrier des lecteurs de « 24heures », celles du « Tages Anzeiger » et sur Carton-Rouge : cette dérive m’a consterné. Elle m’a aussi rendu furieux et infiniment triste à la fois. Après trente ans de fidélité au LS, la page était difficile à tourner. J’en ai rêvé la nuit. J’en ai chialé. Le LS était mon club de coeur. Son blason bleu et blanc, un étendard que je chérissais depuis l’enfance, contre vents et marées, malgré les défaites honteuses, les joueurs infidèles et les entraîneurs tristes. La vieille Pontaise était ma deuxième maison depuis plus de trente ans.

Un FC Ineos, au contraire, ne me fera jamais vibrer.

Et puis ce vendredi 2 mars, alors que je mettais un point final à ce texte et m’apprêtais à sceller le couvercle du cercueil de mon blog, la nouvelle, inespérée, qui a généré un immense frisson de plaisir chez les derniers vrais amoureux du club: Ineos a fait machine arrière. Direction Tridel pour  leur hideux et  éphémère logo. Un nouveau projet est sur les rails, assure le club; il devrait ressusciter l’écusson bleu et blanc des temps anciens et glorieux, vierge de toute pub.

Si Ineos dit vrai, je remonterai à la Pontaise. Et peut-être bien que les Batoilles reprendront du service, au sommet de la Tribune Sud.

Grand-papa Marcel, qui a lâché son transistor durant les belles années Bertine, aurait approuvé.

A propos Raphaël Delessert 7 Articles
Après plus de 300 matchs du LS, je continue à monter à la Pontaise.

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