Duel au sommet à Vidy

Les matchs entre les deux premiers joueurs mondiaux ont habituellement lieu lors des tournois les plus prestigieux de l’ATP. Pourtant, lors d’un après-midi glacial en 1991, le court central du TC Stade-Lausanne a été le théâtre d’un somptueux duel entre Stefan Edberg et Boris Becker lors du tournoi exhibition de l’«Ebel Classic». Les deux joueurs étaient alors respectivement classés à la première et à la deuxième place du classement ATP. Retour sur un match épique disputé dans des conditions dantesques.

Aujourd’hui, à moins de promettre des millions aux participants – comme c’est le cas à Kooyong –, il n’est plus possible d’attirer les meilleurs joueurs mondiaux dans un tournoi qui compte pour beurre. Des événements ponctuels ont parfois lieu sous couvert de vastes opérations marketing, comme des matchs disputés sur le toit du Burj Al Arab de Dubai (Federer-Agassi), sur un terrain mixte en gazon et terre battue (Federer-Nadal) ou encore lors d’une «série des générations» comme ce fut le cas entre Federer et Sampras.

Le gratin du tennis à Vidy

Organiser un tournoi exhibition au milieu d’un calendrier déjà bien chargé n’a jamais été une sinécure. Toutefois, entre 1984 et 1992, le Tennis Club Stade-Lausanne est parvenu à mettre sur pied la coupe Ebel Classic qui se disputait au printemps sur les courts de Vidy lorsque les beaux jours arrivaient. Le lac, les parcs, la renommée de Lausanne en tant que capitale olympique ; difficile de dire ce qui attirait des noms aussi prestigieux et connus que Nastase, Edberg, Becker, Leconte, Noah, Krajicek, Ivanisevic, Hlasek, Rosset et autres Borg sur les bords du Léman. Nous sommes d’accord, certainement un peu plus que la perspective de remporter une belle breloque de luxe, mais il était tout de même impressionnant de voir des affiches remarquables à cette période de l’année alors que la saison sur terre battue débutait.

 

Ouvrons une petite parenthèse sur le phénomène Björn Borg. Au début des années nonante, le préretraité suédois avait annoncé en grande pompe son retour sur le circuit. Si son premier match à Monte-Carlo contre Jordi Arrese s’était logiquement soldé par une défaite, Borg avait médusé toute l’assistance en affichant un look inchangé par rapport à ses derniers exploits, raquette en bois y compris ! Il avait finalement été convaincu de jouer avec du matériel plus récent. Le tournoi de Vidy représentait l’occasion parfaite pour peaufiner sa préparation et s’habituer à l’ère moderne. Björn Borg avait toujours une bonne patate en première balle, mais il déboîtait régulièrement son coup droit directement dans les bâches, lorsqu’ils ne finissaient pas directement sur l’avenue de Rhodanie. L’Ebel Classic, c’était aussi ça : voir ou revoir à l’œuvre d’anciennes gloires de la petite balle jaune, ou plutôt blanche.
Mais revenons en 1991. Ce jour-là, une rencontre particulière était à l’affiche : le lauréat de l’Open d’Australie Boris Becker défiait le Suédois Stefan Edberg, lequel venait de ravir la première place mondiale à l’Allemand. Le numéro un du classement ATP contre son dauphin : un cas de figure unique sur sol helvétique ! D’un côté, le plus beau revers du monde, une volée incomparable, souvent imitée, jamais égalée. La classe à l’état pur. De l’autre côté, une première balle de feu expédiée dans son caractéristique mouvement d’automate suivant un rituel réglé comme du papier à musique, un coup droit énorme, le souci du placement parfait. C’était la période où on ne montait pas au filet pour survivre, mais pour vivre, le jeu d’attaque n’était point une fatalité. La période où talent rimait avec classe, où les personnalités étaient naturelles, jamais surjouées. Les oppositions de style étaient encore légions, la race des attaquants purs cohabitaient paisiblement avec les forçats de la terre battue. Le désastre de l’uniformisation des surfaces et des caractères n’avait pas encore fait de ravages…

Il ne fallait donc pas me supplier deux fois pour aller voir cet affrontement malgré une météo cauchemardesque : nous avions beau être à la fin du mois d’avril, il faisait à peine zéro degré et une Bise Noire glaciale balayait les courts du Stade-Lausanne. Les conditions de jeu allaient donc être très sympathiques avec un terrain extrêmement gras et lourd. Pour pouvoir assister à ce match, pas besoin de faire la file afin d’obtenir un billet qui coûte un bras pour une place où les joueurs se distinguent sous la forme de deux petits points blancs. Cinq balles pour être à la deuxième rangée, juste derrière le juge de filet et «confortablement» installé sur deux planches de bois, il y a pire pour voir son joueur favori à l’œuvre contre le non moins apprécié Becker. Pour rejoindre les vestiaires depuis le parking, les deux joueurs devaient d’abord passer au milieu d’une foule clairsemée composée majoritairement de chasseurs d’autographes. Pour les escorter, point de rambos à la matraque facile, mais deux sécuritas tout penauds tentant mollement d’ouvrir le chemin, si bien que les deux tennismen avaient dû se le frayer eux-mêmes. Nous étions clairement dans une autre dimension où il était parfaitement aisé de s’approcher de ses idoles sans devoir franchir un champ de mines séparé par des barbelés.

Une race éteinte

A leur entrée sur le terrain, on devinait sur les visages de Stefan Edberg et Boris Becker qu’ils allaient passer un moment plutôt compliqué. Vêtu d’un gilet en coton, le Suédois s’était résolu la mort dans l’âme à enlever son survêtement pour jouer en short – ces fameux shorts serrés qui vous refilent un mal de couilles carabiné rien qu’en les regardant… Mais «Boum-Boum» garda son pantalon de training long durant une bonne partie de la rencontre. Dès les premiers échanges, une bouffée de chaleur a soudainement envahi les spectateurs transis par le froid. En dépit de la météo et du terrain très lent, les deux premiers joueurs mondiaux ont offert un spectacle de toute beauté. Pas question de jouer contre nature : Edberg suivait régulièrement ses services au filet – première balle comme deuxième balle – alors que Becker se montrait un peu moins offensif.
Le revers éthéré et les demi-volées amorties d’Edberg, les passings en bout de course et les plongeons de Becker au filet : toute la panoplie des plus grandes spécialités des joueurs – celles qui ont façonné la réputation ainsi que la carrière de ces gentlemen – ont été dévoilés au yeux d’un public émerveillé qui manifestait alors ouvertement son enthousiasme. D’habitude peu loquaces, les deux protagonistes se sont même laissés à quelques fantaisies, notamment au cours d’un point exceptionnel où les deux joueurs ont terminé au filet. Boris Becker, à terre, avait alors tenté d’échanger sa raquette avec celle d’Edberg qui n’a pas immédiatement réagi et s’est retrouvé avec deux raquettes dans les mains alors que l’échange n’était toujours pas fini. Amusé, «Boum-Boum» l’était aussi lorsqu’il s’adressait à une ramasseuse de balle d’à peine cinq ans, laquelle lui donnait systématiquement toutes les balles qu’elle avait dans les mains en même temps, et ce, sans attendre un quelconque signe de l’Allemand. 

Dans cette rencontre au meilleur des trois manches, les numéros un et deux mondiaux nous ont donné une véritable leçon de tennis. Un tennis magnifique, spectaculaire mais épuré, engagé tout en étant sobre. Aucun superlatif n’est de trop pour décrire un moment de pur bonheur qui aura duré près de trois heures dans des conditions extrêmes. A la suite d’une dernière volée de revers croisée, l’Allemand remporta, dans une liesse que personne ne pouvait soupçonner avant le match, ce duel âprement disputé. Stefan Edberg et Boris Becker ont tout donné sur le court alors que rien ne les y contraignait. Dans un match sans enjeu, n’ayant aucun point à défendre ni de titre majeur à remporter, les deux attaquants ont offert au public congelé une performance absolument exceptionnelle.
Les étoiles dans les yeux, j’ai mis un temps fou à quitter les tribunes d’une part, puis à partir de l’enceinte du Stade-Lausanne où j’espérais encore pouvoir entrevoir les deux champions. Car je savais qu’au fond de moi, je n’allais plus avoir l’opportunité de voir une telle rencontre entre les meilleurs tennismen du monde de l’époque, jouant un tennis venu d’ailleurs, dans une grande proximité et un cadre aussi simple, loin des projecteurs et des caméras. Une rencontre en privé et en parfaite communion avec les simples fans que nous étions, sans avoir eu besoin de se ruiner pour y participer. Un bonheur gratuit, tout simplement. Chronique d’une journée extraordinaire.

Écrit par Mathieu Nicolet

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4 Commentaires

  1. Sympa récit.
    Ca me rappelle une expérience un peu similaire en 1981 (bigre ça ne rajeunit personne) au Geneva Open qui était en ce temps un tournoi du « grand prix » comme on l’appelait. Il se disputait en open air au parc de Eaux-Vives fin septembre et évidemment la météo n’était pas toujours de la partie. Or donc en 81 après un dimanche pourri les organisateurs ont dû se résoudre à programmer Bjorg – Wilander en nocturne. Le match a dû commencer vers le 19h, les entrées n’étaient plus contrôlées depuis longtemps j’avais pu me faufiler dans la centaine (au max) de spectateurs qui ont pu assister à ce match gratuitement dans une ambiance très particulière (il y avait une couche de brouillard qui effleurait juste le haut de projecteurs rendant la chose vraiment spéciale). Pour la petite histoire Borg a gagné assez facilement 6-1 6-1 sur ce petit jeune qui allait remporter Rolland Garos l’année suivante et se qualifiait pour la suite du dernier tournoi gagné de sa carrière. Un souvenir magique.

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