Une rencontre pas comme les autres…

Athènes, mardi 28 août, à peine 7h00 du matin. Je suis réveillé péniblement par la télévision hurlante d’un voisin – probablement à moitié sourd – de l’immeuble d’en face.

Cela fait maintenant quatre jours que le pays vit à l’heure des incendies criminels qui ravagent le Péloponnèse et l’île d’Eubée, au nord d’Athènes. Véritable tragédie nationale – la piste terroriste est explicitement évoquée – ces événements suscitent de nombreuses questions et débats, quant à leur origine d’abord, mais aussi sur la réelle carence des moyens à disposition  pour faire face à la catastrophe. Le pays entier est suspendu à son poste, les différentes chaînes diffusent en boucle des images apocalyptiques de paysages calcinés et de villages en feu, contre lequel les gens se battent le plus souvent avec des moyens rudimentaires. Déjà plus de 60 morts.Dans ce climat consternant de désolation, comment s’intéresser encore à l’actualité sportive, à la rencontre qui doit opposer ce soir au stade olympique l’AEK Athènes au FC Séville pour le compte du troisième tour qualificatif de la Ligue des Champions ? Alors que la première journée du championnat grec a été repoussée à une date non encore définie, la confrontation est pourtant bel et bien agendée malgré la demande des dirigeants grecs de la repousser, des émissaires de l’UEFA ayant conclu après examen que les environs directs du stade ne pouvaient être menacés par d’éventuels départs de feux… Mais n’auraient-ils pas dû surtout prendre en considération le facteur humain, le fait que certains joueurs de l’AEK sont directement concernés par les événements, à l’image du capitaine Nikos Lyberopoulos, originaire d’un village du Péloponnèse en proie aux flammes et qui affirme dans la presse du jour son désir de rejoindre les siens plutôt que de jouer ce soir ?


Incendies ravageant le Péloponnèse

Qui plus est, si l’on songe que le FC Séville fait face de son côté à une situation tout aussi tragique (peut être même davantage parce que concernant toute l’équipe) – son défenseur Antonio Puerta étant actuellement entre la vie et la mort après avoir été victime d’une attaque cardiaque lors du match contre Getafe ce week-end – on est en droit de se demander si la décision de l’instance européenne de faire se tenir malgré tout la rencontre est judicieuse.
Toutefois, il est juste aussi de penser que la vie se doit de prendre le dessus, ne serait-ce que pour tenter de damer le pion à ceux qui s’évertuent à l’annihiler. C’est ce qui m’a poussé tout à l’heure à acheter mon billet quand je suis passé par hasard devant la boutique de l’AEK, rue Aiolou, mon regard ayant été attiré par le contraste saisissant des deux couleurs de l’AEK, le jaune et le noir, omniprésents dans la vitrine. A l’intérieur, des gamins hyper excités suppliaient leurs parents de leur acheter les derniers exemplaires à disposition du maillot sacré d’entre tous, celui de Rivaldo, transféré cet été de l’équipe rivale, l’Olympiakos. Puisse cette image de ferveur et d’insouciance juvénile – pensais-je – donner le ton à cette rencontre qui se doit de transcender la douleur qui unit les deux équipes.


Les deux couleurs de l’AEK : jaune et noir

L’AEK n’est-elle d’ailleurs pas le symbole même de cette volonté de reconstruction, l’équipe s’étant constituée à partir d’un événement douloureux lorsque des membres de la population grecque chassée de Constantinople et immigrée dans le quartier de Nea Filadelfia, au nord-ouest d’Athènes, décidèrent de fonder en 1924 une équipe de football, comme pour marquer leur volonté de faire naître quelque chose d’une expérience néfaste, pour jeter en quelque façon un sort à la mort ?
Il est 19 heures, je décide de quitter mon domicile pour me diriger en métro vers le Stade, objet de tous mes désirs ce soir, bien que ces quelques femmes que je croise en marchant dans la rue réussissent encore à rivaliser avec le dieu de la sphère ronde… Mais dans quelques kilomètres il sera déjà trop tard, les projecteurs inonderont de leur blancheur éclatante le quartier de Maroussi, me faisant oublier les autres délices de ce monde. C’est que ces atmosphères d’avant-match, surtout ici à Athènes, sont irrésistibles. Tous les espoirs sont encore permis, on peut rêver à une possible qualification malgré le score défavorable du match aller (2-0 pour Séville), on imagine des phases de but, les 50’000 spectateurs debout et scandant en cœur les hymnes de l’équipe, des scènes de liesse… C’est ça le football grec : de l’enthousiasme et de l’espoir, toujours de l’espoir, malgré les défaites.     
Dans la rame de métro toutefois, à ma grande surprise, aucun supporter en vue. Je ressens ce que l’on peut éprouver quand on a rendez-vous avec une femme tout en pressentant qu’elle ne viendra jamais. Quelque chose comme de la solitude. Arrivé à la station d’Irini, mes craintes se précisent : projecteurs éteints, seuls quelques supporters à la mine défaite se mêlent à une horde de chiens errants appâtés par les odeurs de viande grillée s’échappant des cantines présentes tout autour du stade. Un des vendeurs de souvlakis, le tablier maculé du sang des morceaux de porc qu’il s’est évertué à trancher depuis le milieu de l’après-midi, est en train de mesurer la perte financière qu’il va subir. Il me confirme que le match n’aura pas lieu. Antonio Puerta, le défenseur andalou, ne s’est pas remis de son infarctus. À l’âge de 23 ans, il est tragiquement décédé il y a quelques heures dans un hôpital sévillan. Cette fois-ci, l’UEFA ne pouvait faire autrement que de reporter la rencontre.


Antonio Puerta s’est éteint à l’âge de 23 ans

Rendez-vous est désormais pris lundi prochain 3 septembre pour un match qui s’annonce bien particulier, l’une et l’autre partie ayant d’abord à cœur de prendre une revanche sur le destin en tentant de refaire jaillir – ne serait-ce qu’une étincelle – du feu sacré de l’existence humaine, parfois si triste et injuste. De plus, sur un plan purement sportif cette fois-ci, les deux équipes s’affronteront en connaissant déjà leur hypothétique adversaire si elles venaient à se qualifier, le tirage des poules de la Ligue des Champions ayant déjà eu lieu auparavant.
Retour à mon domicile, il est minuit passé. Le concert des télévisions environnantes n’a pas cessé, la Grèce brûle toujours et encore, des familles pleurent leurs morts, tout comme celle de l’équipe andalouse qui se joint au deuil de la famille du joueur.
Gageons que ce match de football ne saura faire oublier ces épisodes tragiques, mais qu’il sera à même de revitaliser quelque peu les supporters de l’AEK touchés par les incendies, ainsi que les coéquipiers d’Antonio Puerta – qui lui dédieront pour sûr ce match s’ils venaient à l’emporter. 
        

Écrit par Philippe Verdan

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6 Commentaires

  1. Très bon article qui donne un esprit humain au foot, chose malheureusement de plus en plus rare actuellement.

    Bravo à lauteur

  2. Excellent article ! Mais faut-il avoir des tragédies pour que le foot soit un peu plus humain ? Courage à AEK Athènes et Séville pour ce match à jouer dans un état desprit très particulier !

  3. On reconnait bien le franc-parler de lauteur ! LOL. Un vrai plaisir de lire et relire ce texte magnifique. Ca doit être de famille … Bravo et à bientôt. Salut lami.

  4. Super article! Cest affreux ce qui arrive à la Grèce, tout comme la mort tragique de Puerta. Félicitations aux Fans du Betis qui se sont aussi mobilisés pour Puerta, ça aussi cest trop rare dans le foot. Des fois, il faut oublier les rivalités sportives ou les relativiser, il y a tellement de choses plus importantes ou plus graves dans la vie… Ca ma vraiment fait plaisir de voir cet engouement populaire en soutien aux proches de Puerta, son amie enceinte de 8 mois et tous ces coéquipiers!
    Bonne chance aux deux équipes lundi!

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