Le phénomène Nadeshiko Japan

Le football est-asiatique est en plein développement. Les équipes nationales de Corée du Sud et du Japon titillent les plus grandes nations depuis une petite dizaine d’années dans toutes les catégories d’âge. Les joueurs s’exportent de plus en plus : après les pionniers Nakata et Park, ce sont désormais Park (l’autre), Nagatomo, Kagawa ou encore Honda qui ont su s’imposer dans les meilleurs championnats européens. C’est dans cette lignée que l’Asie a signé cet été ce qui constitue probablement le plus grand exploit de son histoire footballistique : l’équipe nationale féminine du Japon a gagné la Coupe du Monde ! Cette performance jugée à tort improbable a généré un enthousiasme sans précédent au Pays du Soleil levant. Retour et analyse.

Le 21e siècle sera celui de l’Asie, en économie comme en sport. De plus en plus de compétitions internationales majeures se déroulent sur ce continent : six ans après la Coupe du Monde de la FIFA en Corée du Sud et au Japon, Pékin a accueilli les Jeux Olympiques d’été, préparant le terrain à Pyeongchang et, dans une moindre mesure, Sotchi, qui seront elles aussi bientôt sous les feux de la rampe. Les pays asiatiques dits «en développement» ne perdent pas de temps pour justement développer leurs (infra)structures sportives. Alors que Poutine souhaitait amener la paix au Caucase en le transformant en une destination touristique de premier plan à grand renfort de pistes de ski et autres remontées mécaniques, on voit mal ce qui pourrait à terme empêcher les Chinois d’exiger qu’une étape de la coupe du monde de ski alpin se déroule dans l’Himalaya. De son côté, l’Inde a récemment affirmé vouloir améliorer foncièrement ses infrastructures sportives pour le grand public. Tous les pays d’Asie de l’Est investissent par ailleurs beaucoup d’argent dans la formation des sportifs d’élite, et les performances de leurs athlètes n’ont souvent plus grand-chose à envier à celles de leurs concurrents occidentaux. Vous l’aurez donc compris, il était temps pour CartonRouge de sauter dans ce train à grande vitesse. Pleins feux sur ce qui est en train de constituer un véritable phénomène de société au Japon : Nadeshiko Japan, ou la plus forte équipe nationale féminine de football du monde !

A première vue, peu auraient osé parier sur une victoire nippone à l’aube du coup d’envoi de la sixième Coupe du Monde de football féminin de la FIFA qui s’est déroulée en Allemagne du 26 juin au 17 juillet 2011. Il faut dire qu’il n’y a pas si longtemps, personne n’aurait pu présager d’un tel dénouement. En 2004, le spécialiste du sport est-asiatique Wolfram Manzenreiter dressait un bilan très sévère de la situation du football féminin en Extrême-Orient. Il est vrai que les chiffres du «Big Count» que la FIFA avait effectué en 2000 étaient plutôt éloquents : sur les 7.24 millions de joueurs de football en Chine, moins de 45’000 étaient des femmes. En Corée du Sud, elles n’étaient que 5000 sur un demi-million. Enfin, la plus grande instance du football mondial ne comptait qu’un peu plus de 20’000 joueuses au Japon pour un total de 3.3 millions d’adeptes. Le Japon était cependant quelque peu en avance sur les autres pays asiatiques, puisque le nombre de joueuses par rapport au nombre d’habitants était plus de trois fois supérieur à la moyenne continentale. Ce ratio restait toutefois clairement inférieur à ce que l’on pouvait trouver dans les pays occidentaux : la règle, c’est que le football féminin se développe là où le football masculin est déjà populaire, les Etats-Unis ne constituant qu’une spectaculaire exception. De façon assez contradictoire, on trouvait en 2003 cinq équipes nationales féminines asiatiques dans les 25 premières places du classement FIFA : la Chine (3), la Corée du Nord (7), le Japon (14), Taïwan (22) et la Corée du Sud (25). Leurs compatriotes masculins faisaient nettement moins bien, puisque seuls la Corée du Sud (22) et le Japon (25) semblaient alors en mesure de rivaliser avec les meilleures nations du globe.

Petite chronologie du développement du football féminin au Japon

Même si l’équipe nationale de Chine a réalisé les meilleurs résultats parmi les pays d’Asie durant les années 1990, c’est bien le Japon qui a été en 1979 le premier pays de la région a posséder un championnat de football féminin. Ce dernier prit une forme un peu plus professionnelle en 1989 grâce au soutien financier de plusieurs grandes entreprises. Actuellement, la «L. League» (L pour Ladies) compte une première division (la «Nadeshiko League») composée de dix équipes et une seconde division (la «Challenge League», ça ne s’invente pas) divisée en deux groupes Est et Ouest de chacun six équipes. Les clubs de L. League appartiennent à des compagnies. Celles-ci « emploient » donc les joueuses, un peu à la manière d’une banque qui a engagé des informaticiens pour s’occuper de son système informatique : ces derniers sont des employés de banque mais pas des banquiers pour autant. J’aurai certainement l’occasion de vous reparler de ce système de «corporate leagues» qui est assez caractéristique du sport de haut niveau au Japon. Si le nombre de licenciées avait environ triplé dans les années qui suivirent la création de la L. League, le fait que l’on ne dénombrait que 20 équipes scolaires féminines contre plus de 7000 masculines en 1997 au Japon ne permettait en rien de prédire un avenir radieux au football féminin nippon à l’aube du troisième millénaire.

Néanmoins, la sélection nationale commença à se faire connaître du grand public grâce à sa participation à la 4e Coupe du monde en 2003 puis aux Jeux olympiques d’Athènes l’année suivante. Le surnom «Nadeshiko Japan» – qui fait référence à une fleur que l’on trouve au Japon – lui a d’ailleurs été attribué à cette époque au moyen d’un concours populaire. En 2005, le président de l’Association japonaise de Football (JFA) annonça la mise en place d’un programme de développement du football féminin devant permettre au pays d’organiser la Coupe du monde à l’horizon 2030 et d’y revendiquer le titre de meilleure nation de la planète. Les efforts de l’Association furent supportés par le second «Big Count» de la FIFA effectué en 2006 qui estimait le nombre de licenciées au Japon à 46’000, soit le double du premier recensement. En 2007, le lancement du programme «Nadeshiko Vision» annonça de nouveaux objectifs : victoire à la Coupe du monde 2015 et augmentation à cette date du nombre de licenciées à 300’000. Le développement de structures de formation des jeunes joueuses comme des entraîneuses devait également se poursuivre. La JFA récolta alors les premiers fruits de sa stratégie de développement : en 2008, l’équipe nationale remporta la Coupe d’Asie de l’Est avant de finir quatrième aux Jeux olympiques de Pékin. L’équipe nationale U-17 a atteint pour sa part la finale de la Coupe du monde en 2010, soit une année avant la consécration de leurs aînées.
C’est donc suite à une stratégie de développement fermement établie que les diverses équipes nationales féminines japonaises ont commencé à obtenir du succès sur la scène internationale. On pourrait alors presque dire que le titre de champion du monde obtenu cet été était logique et attendu. Il est simplement arrivé quatre ans plus tôt que ce que l’Association japonaise de Football avait prévu.

Vers la professionnalisation du football féminin au Japon ?

La somme toute surprenante médiatisation de la Coupe du monde 2011 de football féminin a eu de grandes répercussions sur le quotidien des joueuses de Nadeshiko Japan. Au fur et à mesure des exploits de l’équipe, les médias nippons augmentaient leur couverture. Chaque soir, les radios et télévisions organisaient des forums où l’on décortiquait les performances des joueuses et le style de jeu du prochain adversaire. La finale, qui eut lieu – heure japonaise – dans la nuit du dimanche au lundi, fut suivie par une moyenne de 10.4 millions de personnes avec un pic à 15 millions durant la séance des tirs au but. Ce chiffre signifie que plus d’un Japonais sur dix était alors devant son petit écran ! Il est également supérieur à plus de 50% à l’audience réalisée au Japon pour la finale de la Coupe du monde 2010.

La victoire à la Coupe du Monde a ainsi fait l’effet d’une bombe au Japon. A peine quelques jours après la finale, la grande entreprise de boissons Kirin, sponsor officiel des équipes nationales de football, a choisi Nadeshiko Japan pour figurer dans son prochain clip publicitaire. Deux semaines plus tard, l’équipe a reçu le 19e Prix de l’Honneur des Citoyens de la Nation, remis par le Premier ministre Naoto Kan en personne et pour la première fois dans l’histoire à une équipe en entier. Le gouvernement a ainsi souhaité honorer un groupe qui, «en se battant jusqu’au bout sans jamais abandonner a su monter la voie du courage aux citoyens japonais devant faire face aux conséquences du tremblement de terre et du tsunami qui ont frappé l’Est du Japon». Surfant sur la vague du succès, Nadeshiko a continué à enthousiasmer le peuple nippon en septembre, à l’occasion des qualifications asiatiques (remportées haut la main) pour les Jeux olympiques de Londres. Durant ce tournoi, les matches ont tous été retransmis en direct sur la chaîne nationale NHK (ce qui constitue une performance en soi), réalisant un très encourageant taux d’audience moyen à peine inférieur à 10%. La seconde mi-temps du match au sommet contre la Corée du Nord a même affiché une moyenne de 25.2% !

Commercialisation…

La brèche était ouverte, il ne restait plus qu’à s’y engouffrer. Erigées comme modèles de la nation, à la une de tous les médias, les joueuses de Nadeshiko sont devenues la cible des plus grandes entreprises. Ainsi, les sept membres de l’équipe nationale championne du monde évoluant au club de l’INAC Kobe Leonessa ont signé trois accords de partenariat avec des entreprises de denrées alimentaires. Dans la foulée, le club NTV Beleza a annoncé avoir fait signer un contrat professionnel à sa défenseure Azusa Iwashimizu, titulaire lors de tous les matches de la Coupe du monde. Même si les montants de ces divers contrats n’atteignent en rien les mêmes sommets que ceux signés par leurs homologues masculins, il faut se rendre compte à quel point ils ont changé la vie des ces joueuses. Même dans un club sponsorisé par une grande entreprise comme NTV, les joueuses ne sont pas censées pouvoir vivre de leur passion. Au mieux, elles gagnent un salaire comme employées de la compagnie, qui leur aménage des horaires spéciaux leur permettant de s’entraîner en parallèle. Le contrat signé par Iwashimizu stipule qu’elle rejoindra l’encadrement du club – et non pas tel ou tel département «normal» de l’entreprise – à la fin de sa carrière, ce qui s’apparente à une manière de faire assez répandue dans le football professionnel masculin, comme en témoignent de nombreux exemples de reconversion (Zidane ou Guardiola pour ne citer que les plus grands). Une histoire encore plus inattendue est arrivée à Homare Sawa, 33 ans et capitaine de l’équipe nationale. Elle a annoncé le 26 septembre avoir conclu un partenariat de trois ans pour 100 millions de yen (environ 1,2 millions CHF) avec Coca Cola Japan. Première joueuse japonaise à signer un contrat de sponsoring individuel, Sawa s’est réjouie de pouvoir «sortir de la pauvreté», elle qui devait jusque-là limiter son budget nourriture à 30’000 yen (environ 360 CHF) par mois.

…et starification

De son côté, la talentueuse Nahomi Kawasumi (26 ans, INAC de Kobe, deux buts au compteur durant la Coupe du Monde) doit depuis peu composer avec une meute de nouveaux supporters et autres reporters people qui suivent et commentent ses moindres faits et gestes. Pour avoir commis le crime d’être un peu plus jolie que ses coéquipières, celle qui était, il y a un mois à peine, encore toute empruntée à l’idée de tourner son premier film publicitaire, se voit désormais affublée de surnoms plus machistes et réducteurs les uns que les autres, à l’image de la première starlette en minijupe venue qui se trémousse sur les plateaux de Fuji TV, la TF1 du Soleil levant. Implorant en vain ces journalistes de pacotille de lui faire l’honneur de l’appeler par son vrai nom et de la traiter comme une athlète à part entière, Kawasumi aurait déjà refusé plusieurs offres de compagnies de «management», très actives au Japon dans la gestion de l’image et des contrats des stars du show-business comme les acteurs ou les humoristes. Dans l’archipel comme ailleurs, le football reste un sport d’hommes et il semble qu’il faudra plus que quelques hauts faits – ne serait-ce une victoire dans la plus prestigieuse des compétitions – pour que l’on salue et honore ces joueuses pour leur talent, plutôt que pour leur plastique.
Commercialisation et starification sont indéniablement deux éléments qui annoncent la professionnalisation du football féminin japonais. Actuellement, il ne se passe pas une journée où la presse nippone ne sort pas de nouvel article sur Nadeshiko Japan, et il ne serait pas surprenant que d’autres joueuses signent de nouveaux contrats de sponsoring dans les prochaines semaines à venir. Il reste désormais à savoir si le football féminin japonais saura continuer sur cette voie une fois l’euphorie du titre de champion du monde retombée. Affaire à suivre donc, avec en point de mire les prochains Jeux olympiques d’été à Londres.

Écrit par Marc Baertschi

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4 Commentaires

  1. article sympa…bien vu !

    j’aurais bien aimé avoir ton avis sur la qualité du jeu proposé…car ok, la commercialisation et starisation sont peut-etre des conséquences des excellents resultats, mais le niveau de jeu du foot féminin comparé aux équipes nationales masculines (a part notre bande de chevres ou Andorre) reste tres moyen a mon gout (peu de vitesse ou contacts)…

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