Un conte de fées

Mercredi 2 juin 1999, stade de la Pontaise. Lausanne reçoit Servette pour le dernier match d’un championnat complètement fou, avec le titre national en jeu pour les deux équipes. Une soirée mémorable, une conclusion de conte de fées et des souvenirs pour l’éternité.

L’avant

Nous sommes donc en 1999. A cette époque, Servette joue encore aux Charmilles, le Lausanne-Sports arbore fièrement son «s» final et le FC Bâle ne fait rêver personne. Même la formule du championnat est différente : un tour qualificatif avant Noël, puis un tour final au printemps entre les huit premiers (dont les points sont préalablement divisés par deux). Bref, à part l’incompétence des guignols de Muri, tout est très différent que treize ans plus tard.
Durant quasiment toute la saison Servette est solide leader (je sais, ça fait bizarre), grâce notamment au meilleur buteur du pays, Alexandre Rey. Mais la division des points hivernale ainsi qu’une baisse de régime printanière des Genevois permettent à Grasshopper et à des Lausannois en état de grâce de revenir dans la course ; ces derniers prennent même la tête du championnat (si, si) à trois journées de la fin.
Si bien qu’à la veille de la dernière ronde, le scénario est hitchkockien : le vainqueur du match Lausanne – Servette sera champion, tandis qu’en cas de match nul c’est à Grasshopper – qui battra dans le même temps une vieille équipe au nom palindromique – que reviendra cet honneur. Si l’on prend en compte le fait que le FC Zurich était encore un prétendant une semaine auparavant, on peut affirmer sans exagération qu’un tel suspense n’avait jamais été vu – jusqu’en 2012 d’ailleurs – dans toute l’histoire du championnat suisse.

Le match

Lorsque vous êtes un minimum passionné et que votre équipe (celle de votre ville, pas celle que vous avez adoptée par procuration) joue un match décisif pour le titre national, peu importe le sport concerné, tout le reste n’a absolument plus d’importance pour vous. Ce n’est pas d’un simple match dont il s’agit, c’est toute une partie de vous-même et de votre identité qui est en jeu : vous n’arrivez à penser à rien d’autre, même la nuit, et n’osez entrevoir «l’après» ni du bon, ni du mauvais côté : seul le moment présent compte. Comme dans un rêve. Je souhaite au lecteur d’avoir déjà vécu un tel moment au moins une fois dans sa vie, ou de le vivre un jour, quel qu’en soit l’épilogue.
Ajoutez à cela le contexte exceptionnel décrit plus haut ainsi que l’évidente rivalité entre les deux équipes, et vous aurez un semblant d’aperçu de l’atmosphère indescriptible émanant ce soir-là du stade de la Pontaise, complet pour l’occasion (une autre époque, vous dis-je). En arrivant dans les tribunes explosives du secteur visiteur, mon cœur s’arrête de battre : le rendez-vous avec l’Histoire est là, maintenant, et le reste du monde n’existe plus. Il y aura un avant et un après.
Même les Lausannois, en roue libre en cette fin de saison et vainqueurs aux Charmilles deux semaines plus tôt en Coupe, ont quitté leur traditionnel costume de déprimés et sont presque conquérants, à l’image du Prix Nobel Pantelic certifiant quelques jours plus tôt que ce match serait «une formalité». C’est donc dans la peau de l’outsider que les Servettiens entament la partie sous une pluie battante, d’autant plus que leur héros Rey est suspendu pour l’occasion.
Après 9 minutes de jeu, Celestini ouvre le score pour le Lausanne-Sports et fait rêver tout un peuple, qui attend (toujours) le titre suprême depuis 1965. Mais quatre minutes plus tard seulement, Vurens marque de la tête juste devant nous et égalise. A ce moment-là, je ne pourrais pas l’expliquer avec des mots, mais un inexorable sentiment de «destin» s’empare de nous ; ce soir, peu importe comment, peu importe combien, mais on va gagner. Et on va être champions de Suisse. On ne veut pas le dire, on ne veut même pas le penser, mais on le sait, c’est tout.

A peine deux minutes plus tard, le même Vurens marque un but de science-fiction qui stoppe net le mouvement de la Terre et porte la marque à 1-2. C’est alors Servette qui est en tête et Genève qui est en fête, tandis que Lausanne retombe silencieusement et machinalement dans son perpétuel spleen, comme au réveil brutal d’un rêve trop beau pour être vrai. Et Martin Petrov, l’enfant du pays, les enfonce encore un peu plus à la demi-heure de jeu en inscrivant – enfin ! – son premier but grenat, sur penalty. Même la réduction du score de Marko Pantelic à la 37ème minute (2-3, score à la mi-temps) ne nous fait pas vraiment douter : le destin est inéluctablement en train de s’écrire, sous nos yeux, et rien désormais ne pourra l’arrêter.
Au retour du vestiaire, les choses se précisent encore en moins de cinq minutes : ce même Pantelic rate tout d’abord une immanquable égalisation, apprenant à ses dépens que les ennemis de la République ne restent jamais impunis, avant qu’un Vurens d’une autre planète ne parachève un fabuleux hat-trick : 2-4 ! Ce qui n’était encore qu’un songe il y a à peine une heure prend alors des allures de réalité, on commence à oser y croire, les larmes aux yeux. Les hommes de Gérard Castella gèrent ensuite les événements avec une maîtrise magistrale, et lorsque Petrov vient marquer le 2-5 à la 87ème, le secteur genevois explose : cette fois-ci, ça y est ! On se saute dans les bras, on rit, on pleure, à peine conscients qu’on est en train de vivre un moment de bonheur unique et sans limite. Quelques minutes plus tard, l’arbitre Urs Meier siffle la fin du match et nous envoie définitivement au paradis, intouchables, remplis de souvenirs qui resteront à jamais gravés dans nos mémoires. Servette est champion !

L’après

Une fois la consécration atteinte, la pression se relâche et l’anxiété laisse peu à peu place à une joie immodérée. La communion avec les joueurs ce soir-là, qui se continuera aux Charmilles jusqu’au petit matin, renforce en nous l’illusion que tout supporter connaît bien : celle de ne pas avoir été qu’un simple spectateur, celle – aussi absurde que certaine – d’avoir influé d’une quelconque manière sur le résultat final. Ce titre, tout comme le lac, est à nous ! Et jamais personne ne pourra nous l’enlever.
Treize ans plus tard, l’émotion est toujours intacte à l’évocation de ces souvenirs. Du temps a passé, certes, mais la beauté de ces instants reste intacte. C’est pour vivre ce genre d’expériences que l’on accepte d’aimer éperdument – ou bêtement, c’est selon – une équipe, une couleur, un maillot. Au point parfois d’oublier qu’au fond, tout cela n’est qu’un jeu.
Celles et ceux qui ont déjà vécu un moment de la sorte, y compris les Lausannois de plus de 47 ans, peuvent en témoigner : une fois une telle gloire atteinte, rien n’est plus vraiment comme avant. L’euphorie à court terme, celle qui vous rend imperméable à tout souci et vous met dans une sorte de bien-être constant, dure au moins quelques semaines ; l’euphorie à long terme, moins intense mais plus solide, est elle éternelle. On la réalimente non sans nostalgie avec des vieux amis, on la transmet de génération en génération… Le feu ne s’éteint jamais. C’est ce genre de moments, qui fait partie des plus marquants de ma vie, que j’ai essayé de vous faire partager aujourd’hui. En espérant qu’un jour, bientôt, le football romand connaîtra à nouveau cela…

Écrit par Raphi Stollé

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10 Commentaires

  1. Je ne comprends toujours pas comment ce match a pu avoir lieu. Je suis toujours traumatisé par ce match et ne peux ni lire ni repenser à cette soirée de merde.

  2. Tellement beau ce match! Tout était réuni pour en faire un match inoubliable!
    Et une victoire dans une « finale » pour le titre chez l’ennemi, ca a une saveur inexplicable…

  3. « Suspens jamais vu dans l’histoire du football suisse. » Avant la dernière journée peut-être.

    Par contre, en 1997, à 2 journées de la fin, on avait encore Xamax, GC, Sion et Lausanne qui pouvaient prétendre au titre, les 4 équipes ayant de 36 à 39 points.

  4. c’est dommage de ne pas avoir inclus la feuille de match, comme pour le derby zurichois, histoire de se rappeler aux bons souvenirs des anciennes gloires….

  5. @gabu:
    En 1990, GC et LS avaient un point d’avance sur Xamax et Lucerne avant la dernière journée. Le LS avait battu Lucerne 3-0 mais GC avait aussi gagné et avait été champion malgré un moins bon goal average que Lausanne vu que c’était le classement du 1er tour qui départageait les égalités.

  6. Junior lausannois, habitant le canton de Vaud mais fan du servette depuis la naissance, cette soirée du 2 juin 1999 restera comme la plus intense en émotions.
    Les déclarations de l’adorable Pantelic, les pluies diluviennes, les flaques d’eau sur le terrain, tout était réuni pour un magnifique scénario.
    Un Vurens qui se prend pour son compatriote Van Basten, Petrov qui a décidé que ce soir là serait le déclencheur de sa belle carrière, et tous les autres qui se sont battus tout le match pour ressortir avec 3kg de flotte sur les habits.
    Lausanne essaiera de se consoler avec la coupe, mais cette défaite laissera à jamais un goût plus qu’amer pour les lausannois. Alors que n’importe quel supporter servettien paierait und belle somme pour revivre ces 90 minutes.
    Merci Servette

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