Barrabravas, la patate chaude (3/4)

J’en avais parlé lors de la présentation de la Bombonera, les ultras locaux ont un pouvoir et une puissance qui s’exercent bien au-delà du stade. Des groupes d’activistes qui n’ont guère de limites et qui ont longtemps fait la fierté des clubs de foot, mais qui aujourd’hui se voient pointé du doigt par leurs dirigeants et le public. En cause, leurs nombreux dérapages et l’insécurité, l’Argentine se lasse de compter ses morts…

Les stades argentins sont vétustes. Le niveau général sur le terrain ne ferait guère vibrer les foules en Europe. Mais le spectacle et l’ambiance dans les tribunes à eux seuls valent le détour. Des animations et une ferveur qui font la fierté des Argentins. Le tout orchestré par les mythiques Barrabravas, les ultras locaux. Des millions de «papelitos» (bouts de papiers) jetés à l’entrée des joueurs, aux couleurs et drapeaux qui recouvrent le public jusqu’aux chants qui durent des minutes, il n’y a rien à jeter dans ce spectacle, que certains qualifieront d’hallucinant. Et ce spectacle ne fait défaut à aucun stade. Du plus petit terrain de province jusqu’aux hauts lieux du football argentin, les Barrabravas sont partout. Et même dans les divisions inférieures, où les petites arènes de certains quartiers de Buenos Aires voient déambuler ces illuminés le samedi ou le dimanche. Et honnêtement, il n’y a rien à dire, c’est fort, très très fort ! Et quand le meilleur joueur de polo de tous les temps (Adolfo Cambiasso) se déclare fan de Nueva Chicago, voilà que la Barrabrava débarque à Palermo dans la cathédrale du polo argentin pour le tournoi le plus important du pays. La sécurité ne la laissera pas rentrer avec ses tambours (ce n’est pas vraiment le style du polo…), peu importe, les membres joueront et chanteront depuis le bord de la route à 50 mètres du terrain, allumant les bingales. Il sera ensuite demandé à Cambiaso de gérer le phénomène et de détendre l’enthousiasme de la Barrabrava. Bref, les Barrabravas sont des phénomènes sans aucune mesure.

Une ambiance hors du commun

Il circule des milliers de vidéos sur le net. Je t’en propose deux qui devraient te donner un petit aperçu de la dimension que peut prendre le phénomène. A Racing tout d’abord, un jour où la mythique «Guardia Imperial» décida d’organiser le plus beau et le plus long lâché de papelitos de l’histoire. Daniel, porteno tout à fait normal, mais fan de Racing de nous l’expliquer un soir autour d’un asado (le mythique barbecue argentin). «Moi et mon frère, comme mon père, on est hincha (fan) de Racing. Toi d’ailleurs, il faut que t’arrêtes tes conneries avec Boca. Je vais t’amener au stade et tu vas voir. Nous, on est fous, parce que nous n’avons gagné que peu de titres. Ce qui crée une attente et une envie de faire plus qu’ailleurs. Et la Guardia Imperial vaut le détour.» Ok, vous êtes un peu le LHC d’Argentine… «Ce jour-là on jouait recevait les amargos (surnom de Indepediente), on a commencé à balancer les papelitos, on en avait tellement, une folie… Mais les joueurs n’étaient pas encore entrés sur le terrain. Alors ces cons d’Indepediente ont commencé à nous chambrer. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est qu’on avait gardé la moitié ! On a tout balancé à l’entrée des joueurs. Et avec les confettis bleus du club, c’était un spectacle de malade. Dix minutes de folie. J’en ai les frissons de te le raconter. Le terrain était recouvert jusqu’à la moitié, impossible de jouer avant de longues minutes. Ce jour-là, c’est comme s’il y avait de la neige sur le terrain. C’est ça Racing !» Bref, je te laisse voir la vidéo pour apprécier le spectacle, ça vaut bien plus que dix milles explications.  

 

Entrer dans un stade argentin c’est mettre son cerveau sur off. Les stades transpirent la passion et les chants emportent bien plus que les Barrabravas. Avec l’excitation, c’est tout le stade qui se lève et qui chante, une communion puissante qui laisse plus d’un touriste sans voix. Autre lieu, autre exemple, San Lorenzo. Un club de la banlieue de Buenos Aires dont le stade de 40’000 places est le théâtre d’une passion débordante les soirs de grands rendez-vous. Et quand la «Gloriosa Butteler» donne de la voix, sur un air bien connu de la mythique Mercedes Sosa, c’est tout le stade qui se lève : «Donne de la joie à mon coeur, la Copa Libertadores est une obsession, tu dois tout donner pour le Ciclon (surnom du club), tu dois donner plus de couilles pour être champion, vous allez voir, nous ne sommes ni Boca, ni River Plate.» Et comme si le message ne pouvait être entendu, la deuxième salve est sonnante : «Mets des couilles San Lorenzo, mets des couilles et du coeur, ton public mérite, mérite d’être champion !» Parce que c’est une vérité crue qui définit bien les attentes des supporters. Avant de parler de beau jeu ou de spectacle, le public attend de l’engagement, de la transpiration, du don de soi pour le club, le maillot, les couleurs et les supporters.
Les tambours tiennent une place importante dans les Barrabravas. Si bien que si le public entre de longues heures avant le match dans le stade, le point culminant est l’entrée des tambours et des chefs au coeur du public, dans une procession minutée. Et on ne saurait parler d’ultras sans mentionner la fameuse Doce (12 comme 12ème homme) de Boca Juniors. Le club qui se revendique le plus populaire d’Argentine draine un public nombreux jusqu’aux quatre coins du pays. A chaque déplacement des Xeneizes se joignent à la Doce les nombreux supporters locaux que Boca dispose à travers tout le pays. Et le message sur l’immense drapeau qui recouvre l’ensemble du virage à l’entrée des joueurs est clair : «comme nous ne sommes pas les seuls, nous avons choisi d’être les meilleurs.» La Bombonera peut prendre feu.

Barrabravas, la face sombre…

Mais encore une fois. Si la démonstration de passion faite au coeur des stades est hors du commun et fait la fierté du football argentin, la face cachée (ou pas) de ces groupes donne également la chair de poule. Il faut savoir tout d’abord que les clubs sont organisés sous forme de socios. Les supporters paient des cotisations, sont «propriétaires» des clubs et élisent le président. Ce qui leur donne un pouvoir important. D’autant plus que les présidents ont besoin de leurs voix pour être élus. Et le moyen le plus simple pour obtenir des voix est d’offrir les billets d’entrée. Mieux vaut leur laisser gérer une partie de la billetterie et les revenus qui vont avec. La fameuse 12 de Boca Juniors a même longtemps géré en plus l’accès aux principales rues autour du stade, les parkings, l’accès aux vendeurs ambulants et le merchandising, notamment les maillots. Mieux, à River, les «Borachos del Tablòn» (les bourrés du bar) gèrent les buvettes du stade, même pendant les concerts. Des revenus importants qui ont permis à ces groupes de se structurer et de développer de nombreuses activités, aussi louches que perverses. C’est ainsi que si les Barrabravas se sont créées à la base pour supporter les équipes, elles sont  aujourd’hui unanimement considérées comme des groupes mafieux qui ont développé leur pouvoir de l’économie jusqu’à la politique. La ramification des Barrabravas va en effet jusque dans les partis politiques où ils sont des membres actifs dans l’animation de rassemblement, la sécurité et la réalisation de basses besognes… Des histoires que Francis Ford Coppola ne renierait pas pour un scénario !
Au sein des clubs de foot, leur influence va jusque dans les vestiaires également. Puisqu’il n’est pas rare de voir débarquer les membres influents des Barrabravas dans les vestiaires après une contre-performance. San Lorenzo en a fait la triste expérience en novembre dernier, lorsque les résultats de l’équipe n’étaient pas à la hauteur ; quelques hinchas ont débarqué lors d’un entraînement à huit clos : deux-trois claques, quelques coups de poing, une démonstration «entière» de l’attente des Barrabravas. Pire, certains joueurs reverseraient une partie de leurs revenus aux Barrabravas, quand ils n’établissent pas des relations d’amitié avec les leaders jusqu’à les recevoir chez eux. Martin Palermo est allé voir Rafael Di Zeo en prison. Les leaders des Borrachos del Tablòn auraient eux logé dans l’appartement de Demichelis durant le Mondial 2006 en Allemagne. Quant à certaines signatures de contrats, elle se feraient parfois sous une certaine «pression»…

259 morts depuis 1924

Bref, autour de ce cocktail explosif, pas besoin d’en dire beaucoup plus pour comprendre que les stades de foot sont des zones de non-droit où les affrontements sont monnaie courante et où le danger est une réalité qu’il ne faudrait pas négliger. Plus de 80 ans en effet que l’histoire des Barrabravas est sanglante et le football ne finit pas de compter ses morts dans des bagarres hors et dans les stades de foot (259 morts officiels depuis 1924, dont la moitié les 20 dernières années).
Entre clubs rivaux tout d’abord, jusqu’au sein même des Barrabravas où les enjeux sont tels que les luttes de pouvoir, dissensions et règlements de compte sont fréquents. Guet-apens à proximité des stades, sur les autoroutes, jusque dans les aéroports, l’histoire du football argentin ne peut être dissociée aux nombreux drames qu’ont généré ces luttes d’un autre temps.
Un jour en 2003, la Barrabrava de Chacarita décida d’endommager la Bombonera et de lancer les débris sur les supporters de Boca situés en dessous d’eux. La réplique de la 12 ne s’est pas faite attendre, Di Zeo en tête. Quelques centaines de membres de la 12 sont en effet directement montés dans le 3ème anneau de la Bombonera trouver les supporters de Chacarita. 20 minutes de baston ininterrompues dans le stade, devant des joueurs médusés. Quelques dizaines de blessés plus tard, le championnat sera suspendu 3 semaines et Di Zeo de déclarer fièrement : «Pour les supporters, la Bombonera est notre maison. Il est normal de réagir quand des inconnus endommagent votre maison.» A River, les luttes intestines entre deux leaders Adrian Rousseau and Alan Schlenker ont débouché, outre de nombreux affrontements autour du stade avant les matches, sur la mort de Gonzalo Acro, bras droit de Rousseau, abattu en sortant de son fitness. Une rumeur persistante explique que le partage de la rémunération du transfert de Higuain au Real Madrid (!) ne se serait pas fait comme convenu…

Si Boca ou River tiennent le haut du panier, les autres clubs ne sont pas en reste. A Chicago, un récent affrontement durant la trêve de cet hiver en pleine rue a fait un mort et quelques bastons dans un hôpital où des hinchas tentaient de rendre justice à leur défunt partenaire. En synthèse, il ne se passe pas un mois sans au moins un mort lié à des affrontements entre Barrabravas. Bref, ces dérives gangrènent le football argentin et les présidents de club semblent définitivement résignés à gérer l’insécurité et à s’attaquer au mythe des Barrabravas. En tête des courageux qui tentent de mettre de l’ordre aujourd’hui, Javier Cantero et Enrique Lombardi, respectivement présidents de Independiente et de Estudiantes. Que ce soit par l’interdiction pure et simple d’accès au stade, ou des initiatives concrètes pour changer le public qui vient au stade, jusqu’à la distribution gratuite de maillots, ils tentent d’occuper le terrain et de marginaliser les Barrabravas. Des initiatives soutenues par les autres présidents, tant la violence est aujourd’hui considérée comme un fléau. Mais les présidents demandent aussi l’intervention de l’Etat et des collectivités publiques, parce que le phénomène des Barrabravas comme expliqué plus haut s’étend bien au-delà du foot. Un président sous le couvert de l’anonymat de le déclarer récemment dans les colonnes de Clarìn : «Nous les présidents, nous sommes coupables d’avoir créer les Barrabravas, mais les politiques en ont fait des monstres. Tout seuls, nous ne pouvons rien faire.» Un pari de loin pas gagné quand on connaît un peu les pouvoirs politiques en Argentine, qui plus est aujourd’hui en fonction…
Le public, lui, livre aussi sa réalité. De nombreux Argentins ne mettent plus les pieds aux stades : «Dans la rue, les bus ou les métros, l’insécurité est déjà partout et tout le temps. Inutile d’aller courir le risque de se faire braquer ou tabasser au milieu d’un affrontement vers un stade.» Mais attention, les changements doivent se faire dans certaines limites. Un danseur de tango (si si…) rencontré un soir de joda n’y va pas par quatre chemins : «Un match de foot, ça se regarde de pie (debout) et en chantant. Jamais je n’irai dans un stade où l’on y va comme au théâtre : assis et entre bonnes gens.» Quant à Di Zeo, il tient lui aussi sa vérité : «Ils peuvent me mettre moi en prison, vous pouvez tous nous mettre sur une place et nous tuer, la violence ne cessera jamais. Parce que c’est une école, un héritage !»
Bref, le chemin est encore long…
Prochain et dernier épisode : L’équipe nationale, orgueil, union et émotion…

Écrit par Vince McStein

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3 Commentaires

  1. On parle du « bras long » des Barrasbravas jusqu’en dans les partis politiques, mais c’est plutôt le contraire: ils ont longtemps servis de chair à canon aux politiciens.

    Encore lors du dernier Mondial sud-africain, Mme Kirchner avait piloté la constitution d’un regroupement des différents groupes sous l’égide de l’ONG Hinchadas Unidas Argentinas: http://www.salvemosalfutbol.org/ComunicadoHUA.htm

    Comme partout ailleurs, on ne peut pas analyser le football d’un pays, et ses dérives, sans parler du contexte politique et économique particulier.

    Alors, quand on s’intéresse un peu à l’état de la société argentine, on ne s’étonne même pas de l’état de son football. Dommage d’avoir un peu raté cette partie là de l’analyse.

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