Le sumo pour les nuls : voyage au pays des rikishi ! (5/5)

C’est avec la question de l’internationalisation que prend fin cette série de présentation du sumo. Ce sport, resté fermé aux non Japonais jusqu’aux années 1980, connaît désormais une spectaculaire expansion hors des frontières de l’archipel. Comment les braves Nippons ont-ils accueilli la mondialisation d’un des pans les plus représentatifs de leur imaginaire culturel ? Quel crédit peut-on donner au projet d’un sumo mondial ? CartonRouge.ch vous propose quelques éléments de réponse.

En janvier 1993, le lutteur Akebono fut promu au rang de yokozuna par la vénérable Commission de Promotion des Yokozuna, qui prit cette décision à l’unanimité. Alors âgé de 23 ans, celui qui vit le jour à Hawaii sous le nom de Chadwick George Ha’aheo Rowan entra dans l’histoire comme le premier rikishi étranger à accéder à ce grade suprême.Le titre de yokozuna, symbolisé par l’énorme corde blanche tressée portée par son propriétaire lorsqu’il fait son entrée sur le dohyo, a comme particularité de ne pas reposer entièrement sur des critères sportifs. Evidemment, seul un lutteur de premier rang pourra espérer y accéder. Néanmoins, celui-ci se devra également de montrer des qualités morales irréprochables, telles qu’une ardeur exemplaire à l’entraînement, une combativité sans faille, et l’assimilation de l’opaque mais indispensable «esprit du sumo». Bref, le yokozuna n’est pas qu’un grand champion de son sport, il doit également en être son ambassadeur et le représentant de ses valeurs fondamentales.
Et c’est bien là où le bât blesse. En effet, l’interprétation de ces valeurs est tout ce qu’il y a de plus subjectif et des voix n’ont évidemment pas manqué de se lever pour mettre en doute la capacité d’un étranger à comprendre ce fameux «esprit du sumo». Ainsi, une année avant la promotion d’Akebono, un autre lutteur d’origine hawaiienne, Konishiki, avait été pressenti pour devenir ce qui aurait été le premier étranger à atteindre le niveau ultime. Or, la Commission avait douté de son attitude, notamment après qu’elle eut été publiquement accusée par le lutteur de discrimination raciale. La candidature d’Akebono fit par contre la quasi-unanimité pour elle, tant auprès des spécialistes que du grand public et de la presse. Ainsi, le très respectable journal d’affaires Nihon Keizai Shimbun a pris position en faveur de l’exportation de la culture japonaise vers l’étranger en comparant cette nomination à l’ouverture au monde que connut jadis le judo, illustrée par son admission aux Jeux Olympiques de 1964 à Tokyo et vue alors comme un des symboles du retour du Japon dans la communauté internationale. En pleine crise économique, le sumo ultraconservateur était-il en train de se positionner comme la métaphore d’un libéralisme économique à venir ? Vingt ans plus tard, il suffit de faire un simple tour au rayon manga de la Fnac pour finir de se convaincre de l’indéniable succès du soft power japonais.

Le sumo délocalise !

Si la promotion d’un rikishi étranger au grade de yokozuna est un événement à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire du sumo, il n’est pas non plus arrivé totalement par hasard. En effet, les lutteurs non japonais ont fréquenté les dohyo de l’archipel depuis les années 1980, et le premier coup de semonce fut tiré à l’occasion du tournoi annuel de Kyushu de 1992 où les deux lutteurs étrangers Akebono et Konishiki se partagèrent la victoire. A cette époque, le monde du sumo n’allait pas très bien : dans un contexte de crise financière émergente, la popularité du «sport national» était au plus bas et aucun yokozuna n’avait été nommé depuis plusieurs mois. La pression sur la Commission de Promotion pour en désigner rapidement un nouveau était donc très forte et, faisant fi des réticences des conservateurs, celle-ci finit donc par promouvoir Akebono comme nous l’avons vu.
Cette première véritable ouverture du sumo à l’international allait mettre à mal les traditionalistes. Sportivement, on a tout d’abord constaté un afflux de plus en plus important de lutteurs étrangers vers le Japon qui s’est confirmé, en 1999, par la nomination au grade de yokozuna de Musashimaru, un rikishi né sur le territoire étasunien non incorporé des Samoa américaines. Ensuite, c’est l’industrie du sumo elle-même qui a cédé aux sirènes de la délocalisation, comme en témoigne le déménagement progressif vers la Chine des industries de fabrication de l’étoffe de luxe nishijin consacrée à la confection des somptueux «kimono de sortie» des lutteurs. Entamée déjà à la fin des années 1980, cette délocalisation apparait comme étant d’autant plus surprenante qu’il s’agit bien de l’un des matériaux les plus nobles et traditionnels du monde du sumo. Mais le plus étonnant dans cette histoire est que les industriels concernés se défendent d’avoir déplacé leurs centres de productions pour des motifs purement économiques, arguant notamment les forts coûts liés à l’importation de matières premières depuis le Japon. C’est en fait le manque d’intérêt de la jeune génération japonaise pour les techniques traditionnelle qui empêcherait la bonne transmission du savoir. En d’autres termes, on ne trouve plus de tisserands suffisamment qualifiés pour garantir le maintien de la production au Japon ! Sans nier cette réalité quelque peu mélodramatique, l’orgueil national blessé de ces braves confectionneurs a quand même dû rapidement reprendre du poil de la bête devant les bénéfices juteux faits sur les salaires de leurs nouveaux employés chinois, payés des dizaines de fois moins que ceux au Japon. Il n’empêche que ce phénomène constitue indéniablement un autre symptôme du déclin général d’intérêt que connait le sumo auprès de la population de l’archipel.

Du «sport national» au «sport international»

Lorsque l’écrivain Noboru Kojima et les autres conservateurs siégeant à la Commission de Promotion des Yokozuna s’étaient violemment opposé aux candidatures de Konishiki puis d’Akebono au début des années 1990, un de leurs arguments favoris était la crainte de voir leur sport perdre sa morale au contact des étrangers. Si, comme nous l’avons vu dans la quatrième partie de cette série, le monde du sumo a en effet allègrement parcouru plus d’une voie décadente –corruption, violence et autres scandales – au cours des dernières années, la réflexion raciste et simpliste, populaire de nos jours jusque sous nos latitudes, de mettre tous les maux du monde sur le dos des étrangers devait heureusement s’avérer erronée. Il est en effet bon de rappeler que les deux premiers yokozuna non autochtones, Akebono et Musashimaru, ont fait honneur à leur rang par leur attitude irréprochable : «Un lutteur est un lutteur, de quelque origine qu’il soit», avait même déclaré ce dernier en guise de réponse à une des sempiternelles questions de la presse relatives à sa nationalité. Si des rikishi étrangers ont bien défrayé la chronique dans les années 2000 – le Russe Wakahono arrêté pour détention de marijuana, le Mongole Asashoryu pour avoir menti sur son emploi du temps ne sont que deux exemples parmi d’autres –, c’est un système tout entier qui était gangréné qui a évidemment aussi concerné les lutteurs et officiels nippons. Au contraire, l’arrivée d’athlètes venus d’ailleurs a été salvatrice pour la sauvegarde d’un sumo de première catégorie, puisqu’au début des années 2000 aucun rikishi japonais n’était au niveau des meilleurs étrangers. De plus, au-delà de ses frasques, un lutteur comme Asashoryu a été plébiscité par les puristes pour son style élégant inspiré de nombreuses techniques traditionnelles. De nombreux journaux de renom se sont ainsi faits les avocats d’un sumo international, seul à même selon eux de réconcilier les partisans avec leur sport en offrant une échappatoire à la morne tendance récente qu’ont les lutteurs de ne jurer que par le combat basé sur la puissance physique.
Il faut dire que le sujet est d’actualité. Au tournant du 3e millénaire, les taux d’audience télévisuelles ont chuté de 35% en quelques années, alors que le football gagnait de son côté de plus en plus de parts de marché. Similairement, la fréquentation du public lors des tournois a baissé, à l’image du nombre de candidats à tenter une carrière de rikishi. La présence du sumo dans le quotidien des jeunes Japonais a simplement diminué, ne devenant qu’un passe-temps possible parmi d’autres. Il semble alors que l’avenir de ce sport puisse se résumer en une phrase : évoluer ou mourir. Et évolution rime ici avec internationalisation.

Cependant, ouvrir un sport forgé – il faut quand même le reconnaître – dans une culture unique au monde n’est pas une sinécure et les craintes des milieux conservateurs de voir le sumo perdre son essence si particulière ne sont pas totalement injustifiées. En témoigne la fin de carrière lamentable d’Asashoryu, qui a été forcé de prendre sa retraite après avoir agressé en état d’ébriété un simple citoyen, dans une affaire qui a déchaîné les médias nippons. Si son départ constitue une perte indéniable d’un point de vue sportif, son comportement inapproprié a été la source de nombreux débats sur les conditions d’accueil de jeunes lutteurs étrangers par les «écuries», les écoles de formation des rikishi. Certains ont ainsi accusé ces dernières, mais aussi l’Association japonaise de Sumo, de négliger l’acclimatation de ces jeunes étrangers à une société aussi complexe que celle du Japon, et de leur imposer leurs règles sans compromis en dépit d’évidentes différences culturelles. En bref, pour ces critiques, la réforme du sumo doit se faire dans les deux sens. Il faut que les instances dirigeantes se débarrassent de la vision condescendante qu’elles portent sur les lutteurs étrangers et qu’elles reconnaissent l’influence positive qu’ils apportent à des millions de Japonais. En 2011, un célèbre hebdomadaire tokyoïte souhaitant insister sur les raisons que le Japon a de se réjouir de l’avenir n’a-t-il pas choisi de mettre en une la photo du grand champion d’origine mongole Sho Hakusho en titrant : «le yokozuna au sourire angélique a sauvé le cœur des Japonais ?»

Bientôt aux Jeux Olympiques ?

Les étrangers choisissant d’arpenter les dohyo de l’archipel nippon viennent d’horizons très différents. Si les Américains ont constitué une première «vague», on trouve désormais plusieurs lutteurs sud-américains – notamment d’origine japonaise –, de nationalité brésilienne ou argentine, mais également des Russes, des Chinois, et même un Bulgare – Kotooshu –, qui a atteint le grade de Oozeki, le deuxième dans la hiérarchie. En Europe, c’est à l’Est que ça se passe. La Pologne ou encore l’Ukraine font en effet figure de fers de lance et comptent déjà des milliers adhérents. Un Polonais a même été le premier non-Japonais à officier comme arbitre dans des compétitions majeures au Japon. Néanmoins, c’est bien la Mongolie qui apparait de plus en plus comme la seconde patrie du sumo : des dizaines de lutteurs se sont en effet déjà expatriés au Japon.

Devant cette popularité croissante aux quatre coins du monde, il n’est pas étonnant de constater qu’une fédération internationale a vu le jour : la Fédération internationale de Sumo (IFS), crée en 1992 à Tokyo, qui compte à l’heure actuelle 87 associations nationales affiliées. Contrairement à l’Association japonaise de Sumo, l’IFS semble vouloir évoluer pleinement sur les chemins de la mondialisation, en acceptant sans réserves les recommandations de l’Agence mondiale anti-dopage, en faisant la promotion du sumo féminin et en organisant des nombreuses démonstrations de par le monde. Il y a désormais des championnats du monde de sumo en Pologne et même des championnats d’Europe à… Lausanne (en 2009) ! De même, le sumo, sous l’égide de l’IFS, participe depuis 2005 aux World Games, sortes de Jeux Olympiques du pauvre toutefois considérés comme la meilleure des rampes de lancement pour les sports aujourd’hui mineurs mais aux ambitions olympiques futures. Si, jusqu’à présent, seuls des athlètes de second plan y ont participé, il convient de saluer les efforts de l’IFS, qui jouera à n’en point douter un rôle grandissant dans l’évolution de son sport. Le jour où un accord sera trouvé pour que les meilleurs rikishi foulent le dohyo des World Games, on pourra peut-être considérer que le sumo aura achevé son virage vers le monde.

Écrit par Marc Baertschi

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1 Commentaire

  1. Merci pour cette série d’articles passionnants!

    Le sumo devrait peut-être s’inspirer du kendo, qui a su (à mon avis) évoluer dans perdre son âme.
    Peutêtre aussi car il n’y a rien à gagner en Kendo (les (semi)pros japonais sont quasi tous des policiers), donc sans $$$ tout est plus facile.

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