Chronique de la haine ordinaire

Ami lecteur, tu ne m’en voudras pas, mais dans cet article je m’exprimerai à la première personne du singulier. Celle qui vient des tripes. Celle qui sort le texte du narratif et qui exprime la douleur et la colère sans effets de style, sans détour.

C’est arrivé. Vendredi dernier. J’ai senti une peine immense. Pour Filippo Raciti, la victime. Pour sa famille, qui a certainement suivi les scènes de guérilla sicilienne devant son poste de TV la peur au ventre. Pour tous les morts autour d’un terrain de foot, ultras, policiers, jeunes, vieux, en A, en B… en amateur. De la peine pour le football, malade, gangrené, pourri, amputé de son essence : le jeu. Et j’ai eu de la peine pour moi aussi. Toutes ces années, cette passion, cet amour pour un sport que je ne reconnais pas, que je n’aime plus, que je hais peut-être autant que je l’ai aimé. Je me sens ridicule.Oui, j’ai ressenti une douleur indescriptible. Et ce qui a accru cette douleur, c’est que je n’ai ressenti aucun étonnement, aucune stupeur : c’est arrivé. «Ça y est», me suis-je dit, presque honteux. Je le savais, tout le monde le savait. Ce n’était qu’une question de temps. Où et quand ? Ce sont là les seules questions qui restaient en suspens.

On peut passer sur les faits, connus de tous. Et en fin de compte, on se fout royalement de savoir si l’assassinat de cet homme plutôt que d’un autre était prémédité. L’heure est à la réflexion, et profonde. Car sur le coup, tout le petit manège du foot italien est frappé d’angélisme soudain… «On ne joue pas», «Plus jamais ça», «Maintenant cela va changer»… Très joli, et digne des plus beaux vers de Dante. Dommage qu’il y ait comme un air de déjà vu. Car ironie du sort, le match Catania – Palerme avait débuté par une minute de silence en mémoire d’un dirigeant calabrais, battu à mort par des «supporters» adverses lors d’une rencontre de championnat amateur. C’était une semaine avant la mort de Raciti. Et après le décès de Vincenzo Spagnolo, supporter de Genoa, en 1994, la botte avait déjà promis qu’on ne l’y prendrait plus. Mais l’Italie reste l’Italie, et ses beautés n’ont d’égal que ses propres dérives.

Un foot qui n’est pas le nôtre

Je vomis la Ligue de foot italienne, et ce depuis des lustres. Je haïssais Adriano Galliani (pour qui il aura quand même fallu attendre que son nom figure dans la liste des personnages baignés dans calciopoli pour qu’on se décide à comprendre que président de la Ligue et vice-président du Milan, ça faisait quand même un peu louche). Mais je hais encore plus, j’exècre Antonio Matarrese, le nouveau président de l’institution, censé incarner le renouveau après le scandale de l’été dernier. Tu parles d’un homme neuf… Matarrese avait déjà été président de la Fédé dans les années 80-90, avec des résultats minables, un mondial italien qui a fini de ruiner économiquement le calcio, et des suspicions jamais levées quant à son honnêteté. Mais c’est l’Italie, ce pays où contourner la loi est la loi, où le voleur n’est pas un gredin mais un malin. Ce pays où les chefs du gouvernement peuvent être sous le coup d’accusations pouvant les mener jusqu’à 30 ans de prison, mais qui soit achètent les juges, soit modifient la constitution pour échapper à leur sort. Tranquille, petit pont, tir, lucarne ! Bref, Matarrese, cette immondice faite homme, déclare, deux jours après le drame : «Les morts font partie du système-foot. On ne peut pas pour autant arrêter cette énorme industrie qu’est le calcio, le spectacle doit continuer». Merci, à la semaine prochaine. Désolant. Au vent les bonnes paroles. Le Gouvernement aura beau se montrer ferme comme il l’a été jusqu’à présent, il n’empêche que je mets ma main à couper que dans un mois, tout le monde jouera dans des stades ouverts, qu’ils soient conformes aux normes de sécurité ou pas. Car ce n’est pas le foot italien qui va mal, c’est tout un pays, et cela ne date pas d’hier ! On décide de jouer à huis clos dans les enceintes non conformes aux normes de sécurité, soit 90% des stades en Italie. Bon, très bien. Passons sur le fait que cela veut dire que les stades étaient RECONNUS comme non-conformes auparavant déjà, sans que cela ne suscite plus de réactions que ça. Le secrétaire général du Ministère des sports confiait à la Gazzetta dello Sport avoir reçu des téléphones des mairies des quatre coins d’Italie pour que leur stade puisse jouir d’une exception et ainsi accueillir des spectateurs ce week-end. Emblématique. Alors, qui veut parier ?

La violence appelle la violence

Au moment de calciopoli, je m’étais dit, naïf, «cette fois, ils vont pas s’en sortir à l’italienne, c’est pas possible ! Les yeux du monde sont braqués sur nous, les preuves sont là… Non, cette fois y aura pas d’entourloupe possible, les fautifs vont payer». Foutaises. Les sanctions proférées dans le cadre de l’affaire équivalent à «soigner un cancer avec une aspirine» (selon Saint-Zeman, protecteur des amoureux du foot et des justes). Comment voulez-vous que la mort d’un policier, un simple flic, vienne bousculer l’ordre des margoulins ? Les intérêts des puissants ? Et ne venez pas me dire que ça n’a rien à voir avec la violence des ultras… Car la violence peut être physique, comme elle peut également prendre une forme plus symbolique. Mais il s’agit toujours de violence ! La violence, c’est Moggi qui ment à l’Italie pendant 10 ans. La violence c’est Galliani président de la Ligue et haut-dirigeant d’un club majeur. La violence c’est Sky, Mediaset, et leurs contrats à la tronche du client. La violence ce sont les journalistes, qui passent des heures le dimanche soir à insulter les arbitres après s’être convaincus au bout du 73ème ralenti que l’homme en noir aurait dû siffler pénalty. La violence c’est se foutre de la gueule des supporters, en offrant des stades pourris, parce que de toute manière on s’en fout, les TV diffusent les matches (même à huis clos, à bon entendeur…). Comment veut-on, dans un pareil contexte, assister à autre chose qu’à des guerres de tranchées ? Dans un stade italien, les supporters consacrent 20% de leurs chants à l’encouragement de leur équipe. Les 80% restants sont des insultes, des chants «anti», contre l’adversaire, l’arbitre, la police… Le même climat d’hystérie agressive qui règne sur les plateaux TV justement, ou dans les aulas du Parlement… Faites vos comptes.

Parer au plus urgent

Reste le fait que les supporters qui ont tué Raciti sont des assassins, et qu’ils doivent être jugés comme tels. Mais quand même, le sentiment d’impuissance demeure. Je suis contre le système ultra-répressif mis en place en Angleterre, souvent érigé comme le modèle à suivre à tout prix. Mais force est de constater que c’est la seule chose à faire. Car cela ne sert à rien d’imaginer l’Italie se pencher sur les origines profondes du mal pour développer une réflexion globale sur le malaise de sa société, dont le football n’est finalement qu’une émanation. La France ne l’a pas fait après la crise des banlieues, alors voyez si l’Italie le fera pour le calcio… Mais même dans le cas d’une application à l’Anglaise, les doutes persistent. Vous croyez vraiment que les présidents de clubs ou les polices municipales ne connaissent pas les identités des supporters violents, des leaders des groupes dangereux, et ce depuis des années ? L’Omertà n’est pas une spécialité culinaire du sud de l’Italie, au cas où… Bref, arrêtons le tir, et espérons qu’au moins un jour on pourra retourner au stade en Italie pour assister tranquillement à un match de foot, sans avoir à craindre d’y rester. Éradiquons les hooligans des terrains de foot, sans oublier qu’il s’agit d’une tâche de longue haleine, à renouveler sans cesse. Ce n’est donc pas forcément la voie de la facilité. Mais bon, elle permet de parer au plus urgent, résout en partie du moins la question. Pour les débats de fonds, on repassera. C’est l’Italie, si belle et si laide à la fois.

Écrit par Maurizio Colella

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