Un soir à la Bombonera

La Bombonera, antre de Boca Juniors à Buenos Aires, est traditionnellement reconnu comme le stade le plus «chaud» de la planète. Afin de vérifier la légende, CartonRouge.ch s’y est rendu il y a deux semaines pour assister au derby face à Estudiantes La Plata (tenant du titre de la Copa Libertadores). Bienvenue dans un autre univers !

Sur le chemin de Compostelle

La Bombonera. Un nom qui, jusque dans sa consonance belliqueuse, évoque à tout supporter avisé une atmosphère qui dépasse l’entendement, une expérience extraordinaire à vivre au moins une fois dans sa vie. Bien décidé à voir ça de mes propres yeux en ce vendredi soir, j’avance derrière un groupe de fans et arpente sereinement les rues pittoresques de Buenos Aires, tel un pèlerin, un maillot jaune et bleu sur les épaules. A quelques centaines de mètres du stade, qui s’élève comme une oasis au milieu du désert, le spectacle qui s’offre à moi prend des allures patibulaires : le (très) populaire quartier de la Boca, où naquit jadis le tango, est un amas de pauvreté où les maisons délabrées et les gamins jouant au foot font partie du décor ambiant. Contrairement à leurs grands rivaux de River Plate, les «hinchas» de Boca Juniors n’ont pas grand chose d’autre que leur équipe fétiche – une des plus célèbres de la planète, certes – pour s’évader de la morosité quotidienne. D’où leur fanatisme, diront certains.
Le stade est, architecturalement parlant, tout à fait réussi : une construction à l’espagnole, avec trois étages recouvrant trois côtés du terrain et une tribune verticale sur la longueur (dans laquelle Maradona possède sa loge). J’entre dans l’arène environ une heure avant le coup d’envoi, constatant non sans déception qu’elle est encore presque vide. Sans se presser, les Argentins prennent gentiment et sobrement place à mes côtés, et les sièges se remplissent au fil du temps telle une fourmilière (ou une bonbonnière, c’est selon) ; finalement, à quelques minutes de l’entame du match, les gradins sont combles – 57’000 âmes tranquilles. Tout semble calme, trop calme. C’est ça, la Bombonera? Ou bien est-ce le calme avant la tempête? Un rapide coup d’œil à ma montre m’indique que le spectacle est sur le point de commencer. Je respire un bon coup. J’attends. Si le mythe existe vraiment, qu’il se manifeste maintenant ou qu’il se taise à jamais. Je suis prêt.

Un autre monde

Soudain, un grondement sourd semble s’échapper de sous la terre, comme si un séisme venait de frapper la capitale. Mon cœur se soulève, en même temps que les spectateurs hilares de bonheur : les joueurs entrent sur le terrain, sous une nuée de cris et d’applaudissements. Des drapeaux s’agitent. Jamais, de toute ma vie, je n’avais vécu une telle explosion humaine, une telle impression de puissance. L’hymne officiel du club retentit, repris en chœur par ce qui me semble être un million de personnes. C’est du délire, de la folie, j’ai l’impression que tout tremble. En état de choc, complètement hypnotisé, je tente de comprendre ce qui est en train de m’arriver ; en vain. Mes lèvres articulent malgré elles des paroles qu’elles ne connaissent pas, des frissons me parcourent… Mon esprit tente tant bien que mal de rester en place, avant de finalement céder et s’évader pour se joindre à l’aura mystique de l’endroit.
Lorsque le match commence, les chants ne faiblissent pas, bien au contraire : longs d’une dizaine de minutes chacun, mélodieux à l’italienne et puissants à l’anglaise, ils se succèdent au rythme des tambours et autres trompettes qui ornent la tribune des «hichas». Tout le monde est debout. A certains moments, l’enceinte dans son intégralité se met à sauter sur place ; à d’autres, l’écho qui jaillit de la Bombonera est si puissant qu’on se croirait projeté dans un monde parallèle, complètement déconnecté de la réalité. J’ai beau avoir écumé bon nombre de stades dans le monde entier, ce que je suis en train de vivre en ce moment dépasse – et de loin – tout ce que j’aurais pu imaginer. Les yeux mouillés, je me dis alors que de simples mots risquent d’être insuffisants pour définir authentiquement la magie de l’endroit. Il est des choses qu’il faut vivre pour comprendre. Que le lecteur me pardonne cet élan d’égoïsme.

Le match

Pour l’habitué des grands championnats européens que je suis, le match ne revêt évidemment qu’une importance symbolique par rapport au reste. Le niveau global est, comme attendu, médiocre ; le Boca de Riquelme tente maladroitement de faire le jeu, tandis qu’Estudiantes (sans Veron) procède par contres. Même si mon attention est surtout focalisée sur les gradins, où le spectacle surpasse celui du terrain, j’assiste à l’ouverture du score des locaux à la 26ème minute grâce à un penalty de l’inévitable Palermo. A noter que cette réussite n’aura qu’un impact minime sur l’ambiance – un mouvement de foule derrière le but –, celle-ci étant déjà à son apogée tout au long du match : cette réflexion a le mérite de me faire sourire, à un moment où l’émotion est telle que je me sens complètement perdu.
En deuxième mi-temps, la domination stérile des «Xeinezes» se poursuit, mais à force d’attaquer tête baissée – on n’est pas en Argentine pour rien –, ils finissent par se faire surprendre en contre dans les arrêts de jeu. Là non plus, rien ne change autour de moi : comme si rien ne s’était passé, le sol continue à vibrer sous mes pieds et mes oreilles ne distinguent aucune baisse de puissance sonore. Il faut le voir pour le croire ! La frustration se lit certes sur les visages, mais la fierté prend le dessus, une fois de plus. Devant ma mine surprise, mon sympathique voisin prend pitié et m’explique, sur un ton rêveur : «être supporter de Boca Juniors est un privilège pour nous, c’est une passion qui se transmet de génération en génération, et faire honneur à nos couleurs durant un match est tout aussi important que le résultat lui-même». Là, évidemment, l’habitué des grands championnats européens fait moins le malin et s’incline, avec le plus grand des respects, devant tant de ferveur. Le match s’achève donc sur le score de 1-1, pour le plus grand bonheur des milliers de supporters – c’est à noter – ayant fait le déplacement depuis La Plata.

Retour sur terre

Le coup de sifflet final retentit comme un appel au calme, un retour à la réalité. Je m’assieds enfin, reprends doucement mes esprits et commence à me rendre compte que je viens de vivre quelque chose d’unique au monde. Je laisse passer les minutes et les spectateurs qui, rassasiés, se dirigent vers la sortie la plus proche. Le rêve s’achève en douceur. C’est ça, Boca Juniors, me dis-je : au-delà de 105 ans d’histoire, de nombreux titres remportés et d’une réputation planétaire, c’est avant tout un rêve, une réincarnation de la toute-puissance – psychologiquement parlant – du football. Les minutes passent et je reste là, assis, sans bouger. La nostalgie succède lentement à mon état de transe… C’est déjà fini. Je dois bien m’y résoudre.
Une vingtaine de minutes plus tard, je me lève à mon tour et jette un dernier coup d’oeil sur cette incroyable tribune des «hinchas», derrière les buts. Une dernière surprise m’attend alors : silencieusement assis à leur place, le regard perdu dans le vide, les 10’000 plus fidèles héritiers du club n’ont pas l’air de vouloir bouger. J’ai beau prendre mon temps, me rasseoir quelques minutes et me retourner plusieurs fois avant de sortir, rien ne change. Ils restent ainsi, intouchables, prophètes en leur pays ; la Bombonera est leur territoire, Boca Juniors leur raison d’être (les mots sont pesés). Comme s’ils répugnaient à retourner vers le monde d’en bas, celui-là même qu’ils ont quitté sans se retourner il y a quelques heures et dans lequel ils sont confrontés, jour après jour, à la dure réalité des inégalités sociales. Jusqu’au prochain match…

Boca Juniors – Estudiantes La Plata 1-1 (1-0)

Estadio Alberto J. Armando («La Bombonera»), 57’000 spectateurs.
Arbitre : M. Juan Pablo Pompei.
Buts : 25e Palermo (1-0), 91e González (1-1).

Écrit par Raphi Stollé

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10 Commentaires

  1. Magique! Quelle ferveur…

    ça m’a filé des frissons cet article!!!

    c’est un grand rêve pour moi d’assister un jour à un match à la Bombonera!!

  2. Tu sauras pour ta gouverne, vu que visiblement tu n as jamais mis les pieds au Monumental, et crois que les supporters de River sont des dandys, que, bien que le stade se trouve dans un quartier huppé du nord de Buenos Aires, les gens qui peuplent la popular ne sont pas moins pauvres ou moins passionnés que ceux de Boca. D’ailleurs la pauvreté n’est pas une fierté ou un signe qui prouve la passion, et je trouve ton commentaire quelque peu indécent.
    Pour ce qui est de ta dernière surprise, de voir les supporters de la popular rester dans le stade longtemps après le coup de sifflet final, tu sauras que c’est uniquement parce qu’ en Argentine on fait d’abord sortir les supporters adverses,ainsi que les plateas, contrairement à ce qui se fait en Europe. C’est donc parce qu’ils sont bloqués par la police que les supporters des populars sortent en derniers du stade… Surprenant qu’un habitué des grands championnats européens comme toi ne l’ait pas remaqué… Peut-être penses-tu que le parquage visiteur reste toujours plus longtemps dans le stade que les locaux dans les stades européens pour prophétiser en terre advrese…
    Voilà, juste une petite mise au point pour dire que Boca n’est de loin pas le seul club d’Argentine, et la Bombonerra pas le meilleur stade, l’ambiance étant miné par les cars de touristes présent qui rapportent gros à bien du monde, et par les guerres intestines pour le contrôle de la popular, et donc de la vente de places, drogues etc, Il y a des stades moins connus des prophanes qui réservent bien des surprises, et j’ai été personnellement plus impressionné par la ferveur d’un Independiente-Racing, d’un Racing-River ou encore plus par la folie qu’on trouve autour de club de quartier évoluant dans des divisons inférieures que part un Boca-Rver. Ce qui est sûr et où je te rejoins, c’est que l’ont trouve nulle part en Europe ce qu’on peut vivre là-bas et que c’est quelque chose à vivre. Pas besoin de capo qui insulte les gens pour que tout le stade chante…

  3. Félicitation pour cet article passionant ! Ca donne vraiment envie…

    D’ailleurs, l’auteur aurait-il l’amabilité de nous signaler par quel canal il est passé pour obtenir son sésame pour la Bonbonnière ?

  4. Excellent article, il ne fait aucun doute qu’un match là bas est une expérience en soi. Par contre, ce n’est pas très judicieux d’utiliser le mot derby pour un match opposant un club de Buenos Aires contre un de La Plata. Même si les deux villes ne sont séparées que de quelques dizaines de kilimètres, il y a quand même 14 clubs de D1 (sur 20) situés dans l’agglomération de BA, et donc autant de « vrais » derbies.

  5. Article super sympa, bravo!

    Juste un bémol: « Le niveau global est, comme attendu, médiocre »

    Mouais, pas tout à fait d’accord… Si en Argentine c’est médiocre, je ne sais pas quel adjectif utiliser pour la Superleague…

  6. Magnifique article!

    Dommage qu’il y ait toujours un rabat-joie (un supporter de River Plate en l’occurrence) pour chercher la petite bête.
    Je ne suis jamais allé en Argentine, mais j’ai déjà parlé à des potes argentins qui m’ont confirmé que la Bombonera était unique au monde, bien devant le Monumental…
    Et concernant River Plate, je ne connais pas bien leur PIB, mais je doute qu’on les appelles les « Millonarios » pour rien!

    Vivement le Superclasico de dimanche!

  7. Aller au Monumental, alors, avant de « douter qu’on les appelle Les Milionarios » pour rien! SI vous pensez réellement qu’il s’agit d’un club de bourgeois en Argentine…
    Ces appellations sont historiques et n’ont plus grand fondement.
    Je confirme tout ce que dit Sarmiento. Vous trouverez là-bas à tous les matchs du championnat des publics qui chante à tue-tête tout le match. C’est assez impressionnant, même si parfois ca en devient lassant (certains clubs n’ont qu’une ou deux chansons à leur répertoire, chantées non-stop pendant 90 minutes, je vous laisse imaginer, Velez pour ne pas les citer).
    C’est clair que la fidélité au club n’est pas remise en question là-bas, même si BA regorge de club de première division (les 2/3 des clubs de la ligue sont à BA!). La mentalité n’est pas la même qu’en Europe. Personne n’oserait dire qu’il ne reviendra plus au stade, même si les critiquer envers les mauvais résultats sont importantes également. Et les sifflets existent lors des mauvais matchs.
    L’Argentine connaît beaucoup de problème de stade aussi, voilà pourquoi la séparation des spectateurs locaux/adverses se fait en plusieurs dizaines de minutes, le temps que les adverses soient évacués dans leurs cars.
    Au Monumental (et ailleurs), c’est souvent tout le quartier qui est bloqué pour dégager une zone de sécurité de plusieurs centaines de mètre pour permettre au car visiteur d’arriver et partir en sécurité. Pas facile quand vous devez vous-même contourner le stade pour trouver votre entrée.
    Enfin, des détecteurs à métaux sont utilisés aux entrées, pour éviter que les armes ne soient amenées.

    Après, la passion est sans égale. Les gens vivent pour ca, c’est vrai. Les matchs sont souvent diffusés à la radio à fond dans les bus ou les taxis, selon le choix du chauffeur et au mépris de ceux qui n’en ont rien à faire (ou qui supportent une autre équipe). Policier, agent de sécurité à l’aéroport, pompier: tous ont à l’heure des matchs une petite radio portable pour écouter leur équipe favorite: chose impensable ici.
    Toute la semaine, la majorité des émissions sont consacrées au foot. Pendant 3 jours on parle du match qui s’est joué, puis pendant 3 jours du match prochain! A la télé, c’est ca ou une stupide telenovellas (ou un jeu encore plus stupide, genre Operation Triumpho).

    Quoi qu’on pense de cet article, bien écrit cela dit, je conseille chaudement à n’importe qui un voyage en Argentine: un des pays les plus fous de la planète.

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