Les confinés du court numéro 18

Si les Internationaux de Grande-Bretagne avaient eu lieu cette année, nous y aurions fêté les 10 ans du monument Isner-Mahut, 11 heures et 5 minutes de voyage au bout de l’ennui dont la dimension pathétique n’est pas loin d’égaler l’affrontement Donald Trump-Anthony Fauci (le Daniel Koch étasunien pour ceux qui ne suivent pas) quotidien de 2020. Carton-Rouge a décidé de fêter cet anniversaire à sa manière, avec l’aide de l’intégrale de cette Guerre de Cent Ans fournie gracieusement par le tournoi de Wimbledon sur sa chaîne YouTube. Histoire d’alléger alourdir notre peine en ces temps troublés.

Préambule

Anne Keothavong, capitaine de l’équipe de Grande-Bretagne de Fed Cup, n’est visiblement pas une grande fan de la décision du tournoi de Madrid de faire disputer ses matches sur PlayStation et en live sur les réseaux sociaux cette année. Elle ne doit pas avoir vu la vidéo de l’entrée de Belinda Bencic dans son court-salon, ni celle de l’échauffement des muscles essentiels de Bianca Andreescu avant d’appuyer sur start.

Promis, Anne, on ira dégreuber nos chiottes juste après !

Nous allons néanmoins écouter son conseil et regarder du tennis vrai. Et quitte à le faire, autant se coltiner un truc qui nous tiendra en haleine aussi longtemps qu’une délibération du Conseil d’Etat vaudois après un dégagement en touche du Conseil fédéral. Une rencontre qui ira à son terme aussi rapidement que… NON, on avait dit qu’on arrêtait avec cette vanne !

Bref, nous sommes le mardi 22 juin 2010, John Isner (ATP 19) et Nicolas Mahut (ATP 148) s’apprêtent à en découdre sur le court numéro 18 du tennis club le plus prestigieux au monde, une qualification pour le… deuxième tour à la clé.

Le match en deux mots

Trois jours.

La durée d’une journée normale au plus fort du confinement en gros. Isner l’a d’ailleurs fort bien compris. On ignore si Mahut l’a unfollowed immédiatement.

L’homme du match

Mohamed « Forty-Fifteeeeeeeeeen » Lahyani. Jeter un œil distrait à la mère de tous les matches de tennis de la création avachi dans un fauteuil est déjà une épreuve. Imaginez devoir suivre chaque balle comme si votre vie en dépendait (« instantly barking “correction !” » dixit les commentateurs) et rester suffisamment éveillé pour annoncer le score après chacun des 980 points (dont 215 aces, près de 22% du total, on imagine à peine ce chiffre si on comptait aussi les services gagnants) éparpillés sur la durée du Déluge biblique. Comme dans la Genèse, un couple de chaque espèce animale a d’ailleurs été choisi pour y survivre, à commencer par notre paire tennistique du jour.

P.S. Il y a aussi eu 31 doubles fautes. On en vient sérieusement à se demander s’il était utile pour le retourneur de se lever de sa chaise après un changement de côté.

L’arbitre le plus déjanté du circuit – qui d’autre pour diriger cette dinguerie ? – après 13 minutes de jeu. Il ne savait pas encore qu’il allait se retrouver dangereusement proche de fêter son 44ème anniversaire sur ce même court 5 jours plus tard.

La buse du match

John Isner. Oui, parfaitement. Le Séquoia de Greensboro a posé avec ce match sans fin les premières bases de la défaite de Roger Federer en finale du même tournoi neuf ans plus tard, avant de parachever son œuvre en 2018 en s’inclinant 26-24 au cinquième set contre Kevin Anderson en demi-finale. Le résultat des travaux de notre Hercule de Caroline du Nord ? Ce fameux tie-break à 12-12, une aberration digne de l’existence même de Bernard Tomic. On y reviendra.

Donc là on est à 13-12 au cinquième. 70 jeux disputés. En comptant (très) large, on imagine une moyenne de 5 points par jeu, un total de 350 points à ce stade. Dont 201 services sans réponse.

Le tournant du match

Mahut appelle le kiné à 5-4 Isner (qui vient de breaker) au premier set, après 28 minutes de jeu. On sent qu’il est foutu, il n’a clairement pas le physique pour tenir la distance dans cette rencontre.

Le coup gagnant du match

Le sportif le plus résilient de l’Hexagone (après Benoît Paire et Gaël Monfils) breake le double mètre adverse sur un jeu blanc au début de la seconde reprise. On imagine que ce genre d’événement doit être arrivé à peu près aussi souvent qu’une allocution télévisée de la Reine depuis 1945. Surtout sur gazon (breaker Isner donc, pas le speech de la plus increvable des têtes couronnées).

Le vieux revers boisé du match

Le moment où les organisateurs se sont dit que commencer un bon vieux Isner-Mahut à 18h13 était une riche idée restera dans l’Histoire (ouais, avec un grand « H » et tout et tout). Surtout en sachant que le soleil se couche vers 18h23 sur les terres de Sa Très Gracieuse (et Confinée) Majesté, même en été.

Ce moment où le crépuscule tombe sur le premier jour de match et que vous pensez en avoir déjà vu beaucoup…

Les records à la con battus ce jour-là

On pourrait passer en revue la liste entière (vous irez la lire sur Wikipedia), mais on préfère faire comme le Bleacher Report et ne mentionner que ceux qui sont restés intacts après ce duel titanesque : le plus long match féminin, le plus long match de double et le plus long échange n’ont étrangement pas été battus à cette occasion.

Les statisticiens de la BBC n’ont pas encore sacrifié leur précieuse innocence à ce moment du match. Ils ne savent pas non plus que ce record de 11 coups de raquette dans le même échange au cœur du premier set ne va plus être ne serait-ce que timidement menacé… jusqu’à 53-52 au cinquième set et ce rallye long comme le bras d’Isner (17 frappes). Pas de surimpression cette fois, on imagine que tous les employés disponibles sont occupés à compter les aces, les services gagnants et les doubles fautes avec des bouliers.

Des anecdotes comme s’il en pleuvait

1) Personne n’en parle jamais vu ce qui s’est passé après, mais Nicolas Mahut doit passer par les qualifications pour mériter (sic !) sa place dans les livres d’histoire. Et c’est peu dire que cette édition des Internationaux de Grande-Bretagne ne s’apparente pas à un pique-nique sur l’herbe pour le natif d’Angers. Au deuxième tour desdites qualifications, sur les champs de patates de Roehampton, le Français essore l’infortuné Alex Bogdanovic 3-6 6-3 24-22 avant de battre Stefan Koubek 6-7 3-6 6-3 6-4 6-4 dans un autre match marathon. Enfin ça c’était quand le terme “marathon” se rapportait encore à des trucs humainement imaginables.

Pour le plaisir, on vous dira que ce Mahut-Bogdanovic (local de l’étape, comme son nom l’indique) est le sixième match de l’histoire des préliminaires londoniennes au cours duquel au moins un joueur enquille 20 jeux ou plus dans la manche finale (depuis le début de l’ère Open en 1968). Sa durée totale de plus de quatre heures est à peu près l’équivalent de la moitié du set final disputé quelques jours plus tard sur le court 18. Voilà voilà…

La réaction d’un internaute sur un forum obscur après l’exploit de Nico en qualifs. On imagine que le principal intéressé n’aurait pas non plus craché sur cette option.

2) La Grande Pyramide du Comté de Guilford rate 4 balles de match avant d’enfin toucher à un Graal digne du trésor de Toutankhamon au bout de 3 jours d’effort. La légende dit que le laps de temps écoulé entre la première occasion de conclure de l’Obélisque de la Côte Est à 10-9 et le dernier point de cette rencontre homérique (ouais, on se mélange un peu les pinceaux avec les références ici…) serait égal à la durée de vie d’une dynastie en Égypte Ancienne. Comme on tient cette info du Dr. Grossgrabenstein, égyptologue loufoque amateur, on recommandera à nos lecteurs de s’y fier autant qu’à une intervention de Jean-Dominique Michel sur le thème du… enfin sur n’importe quel thème en gros.

3) A 17h45, heure locale du deuxième jour de cette rencontre, le record du match le plus long de tous les temps est battu. La marque précédente appartenait à Fabrice Santoro et Arnaud Clément (victoire de Fabulous Fab 6-4 6-3 6-7 3-6 16-14 en 6h33 au premier tour de Roland-Garros 2004). Quels petits sirops…

Bon, on l’a battu ce record, on arrête ?

Ouais, c’est vrai qu’on pourrait arrêter… Deux balles de match à 40-15 dans un cinquième set à Wimbledon, c’est marrant, ça vous rappelle pas un truc ?

4) A 47-47 dans ce cinquième acte sans fin, même le tableau d’affichage en a sa claque et arrête de compter. Démerdez-vous, les gars.

« Even the scoreboard’s given up ! »

5) Si ce tournoi du Grand Chelem condensé sur un match s’était terminé avant le crépuscule de son deuxième jour, Mahut l’aurait probablement emporté (et ce malgré le sauvetage d’une quatrième balle de match américaine obtenue à 59-58 sur un malentendu digne de l’accession de Melania Trump au rang de First Lady). On en veut pour preuve ce petit nuancier des humeurs du Washington Monument du pauvre, complètement de marbre sur sa ligne de fond dès l’entrée de la partie dans les cinquantièmes plus si hurlants que ça :

6) A 59 jeux partout dans cette manche dont on cherche désespérément l’ouverture à tâtons pour y passer la main, le superviseur arrête la partie pour la deuxième fois alors que le soleil se couche (encore) sur SW19. On commence à croire qu’on va abréger les souffrances des deux guerriers de l’absurde et déclarer le premier match nul de l’histoire du tennis. Que nenni. Notre vaudeville se transforme en une pièce en trois actes (ou le début d’une série Netflix en 10 épisodes qui pourrait s’appeler Wait, It’s Not The Last Dance ou encore Wimbledon ’Til I Die) et sera de retour le jour suivant. Joie.

« Bon John, on joue la fin au chibre ? C’est Stan qui m’a appris les règles. »

7) 11 heures et 5 minutes. Les fans de tennis connaissent ce timing par cœur depuis 10 ans. Pour Nicolas Mahut, les 600 interminables secondes qui suivent ce match de cricket déguisé sont probablement encore pires que tout le reste. Alors qu’il tente de s’enfuir précipitamment en direction des vestiaires, il est intercepté par le portier du stade (un certain Tim Henman, nous dit-on) qui le somme de rester histoire de partager sa douleur avec le monde entier à l’occasion d’une petite garden party improvisée sur le court. Délicieux.

« Alors Nico, ça fait quoi d’avoir envie de me mettre ton poing dans la gueule en mondovision ? »

Et sinon, dans les tribunes ?

Après avoir vu des effigies en carton des supporters de Mönchengladbach suivre leur équipe au stade ou encore des supporters virtuels (via Zoom) au Danemark, on est déjà bien content de voir encore quelques badauds avec un œil ouvert sur le court 18. Chef, on l’appelle comment cette rubrique pour la saison prochaine ?

A 12-11, au bout de l’ennui (que tu crois, mon gars !), John McEnroe commence à inspecter les crânes voisins, probablement à la recherche de matière grise.

La minute Pierre-Alain Dupuis

Les onze heures et cinq minutes PAD plutôt. Au 12495ème « MaHOO », on était prêt à écrire à la BBC pour leur proposer la phonétique exacte du patronyme du perdant magnifique du jour. Comme écrire en position fœtale en pleurant des larmes de sang n’est pas aisé, on a laissé tomber et choisi d’appeler notre thérapeute pour prendre rendez-vous pour une session Zoom (ou WebEx, ou Microsoft Teams, ou Skype, ou… enfin bref, on bosse pas pour Zoom hein) histoire de partager notre détresse. On a bien peur qu’il ne comprenne pas quel genre de folie peut pousser quelqu’un à s’engouffrer dans ce genre de trou noir tennistique pendant un mois entier. Oui, il nous a fallu quasiment l’intégralité du joli mois de mai pour avaler ce machin indigeste. Ça nous a même fumé un bout de juin. De là à dire que ça nous a mis en pétard, il n’y a qu’un pas.

Euh la bonne idée !

On vous signalera également que Greg « Nostradamus » Rusedski lâchait un « I have a feeling we could be here for a long time » à 3-2 au cinquième set. Mal lui en prenait puisqu’il ne restait que 8 heures à jouer à ce moment-là. Ah et on a également beaucoup apprécié ce commentaire deux jeux plus tard : « A very quick set so far, only 22 minutes and we’ve already played 7 games. » Vu sous cet angle, on peut considérer que jouer 138 jeux en 8h11 n’est finalement pas si mal. Allez, on vous met encore celle-là, à 8-8 dans la manche finale: « Now with new balls in play it’s gonna be difficult to break ! » Ouais, parce que c’était méga simple jusque-là.

« He’s serving fantastic, I’m serving fantastic, that’s really all there is to it », dixit le Gulliver des courts, immense jusque dans l’analyse.

Comment, encore une pour la route ? Bon, d’accord. Ronald McIntosh n’est pas en reste au niveau singeries en qualifiant ce triste spectacle de « unrelenting jewel of high quality tennis » à 35 partout dans l’ultime reprise. Il persiste et signe à 43-42, alors que le Pylône du Sud-Est ne met plus une pointure 51 devant l’autre et vient de nous gratifier de deux air shots : « The quality remains of the highest level. » Après quelques recherches sur le personnage, on s’aperçoit avec stupeur que celui qui était d’ordinaire préposé aux rings de boxe découvrait les joies du commentaire tennistique à l’occasion de cette rencontre proustienne entre deux êtres à la recherche du temps perdu. On pardonnera donc à celui qui avait choisi de relever le gant à un drôle de moment de ne pas y connaître grand chose. Le quotidien gratuit Metro nous révèle même que le malheureux, qualifié de « tennis virgin » dans leurs colonnes, avait été placé sur le court 18 pour ne pas être trop exposé…

Et finalement, plus on y réfléchit et plus on se dit que c’est du génie. Alors que le match entre dans une dimension qu’on ne peut qualifier que de pathétique, qui mieux qu’un spécialiste des sports de combat pour nous conter ce qui n’a plus grand chose à voir avec du tennis à part les étranges objets cordés brandis tels des glaives par ces deux esclaves jetés aux lions du court cirque 18 ?

La rétrospective du prochain match

Soyons clair, on est contre le tie-break à 12-12 en finale de Grand Chelem. Et ce n’est pas seulement parce que sa seule occurrence a généré un énième hold-up du plus célèbre des complotistes antivaccin intolérants au gluten de la planète l’année dernière sur le gazon londonien. La raison est très simple : il n’y a plus de matches à jouer derrière, allons au bout. Un jeu décisif (à 12-12, à 6-6, le premier à 7 ou 10 points, bref, mettez-vous d’accord bon dieu !) au terme de la cinquième manche de tout autre match du tournoi tombe cependant sous le sens. Tiens, on va demander à John Isner et Nicolas Mahut ce qu’ils en pensent.

Alors qu’on vient péniblement de passer la mi-match, on est clairement à deux doigts de partir à la recherche du laissez-passer A38 dans les gradins.

25 juillet 2010. Soit le jour suivant ce match à tiroirs. Isner est rétamé par Thiemo de Bakker 6-0 6-3 6-2 en 74 minutes (le match le plus court de l’édition 2010 jusqu’alors) sans armer un seul ace (!!!) Son modeste adversaire batave a il est vrai bénéficié d’un jour de repos après avoir facilement battu Santiago Giraldo 16-14 au cinquième en seulement 4 heures et 5 minutes (un demi set décisif pour Isner et Mahut, on continue de vous le répéter ad nauseam). Faiblard.

L’infortuné Mahut doit, lui, retourner sur le court trois heures après son Groundhog Day personnel (oui, oui, sans pression) pour débuter un double en compagnie d’Arnaud Clément. Après une première interruption par la nuit et un report le jour suivant (Clément était occupé à se faire désosser par notre Roger fédéral en simple), c’est la paire britannique Colin Fleming / Kenneth Skupski qui met fin, en quatre manches, au cauchemar à rallonges multiples du supporter du PSG (qui a décidément tout pour lui).

Nous tous à la suite de l’annonce du début de la deuxième vague et du reconfinement.

Si vous faites partie des milliers de complotistes qui sont sortis du bois pendant la crise du COVID-19 (ou de la COVID-19, franchement on s’en branle à ce stade), vous allez aimer la fin de cette histoire à dormir debout. Douze mois plus tard, devinez quoi ? Le tirage au sort (probablement organisé par les Illuminati et sponsorisé par la 5G franc-maçonnique sous les yeux de Bill Gates) désigne Isner et Mahut comme adversaires du premier tour de Wimbledon 2011. Wikipédia a l’amabilité de nous informer qu’il y avait une misérable chance sur 142 que cela se produise. Le Menhir de la Bible Belt s’imposera sans coup férir (7-6 6-2 7-6 en 2h03) cette fois, histoire de prolonger un traumatisme qui risque de valoir une vie entière de psychanalyse à l’Angevin déchu.

Quelque chose nous dit que son toubib ne se contentera sûrement pas de lui demander de dire « trente-trois ». On imagine en tout cas que la frontière entre ce match légendaire et la folie pure doit être au moins aussi fine que Kate Moss lors de sa 43ème admission en rehab.

 

Crédits photographiques:

Photo de tête: Jonotennis/CCO/Wikimedia Commons https://commons.wikimedia.org/w/index.php?title=User:Jonotennis&action=edit&redlink=1

A propos Raphaël Iberg 175 Articles
"Chaque matin on prend la plume parce que l'on ne peut plus faire autrement sous peine de malaise, d'inquiétude et de remords." Maurice Leblanc

Commentaires Facebook

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.