Roger, l’arène d’Angleterre et l’empire tennistique

Et nous, et nous, et nous

C’est l’automne, le retour du brouillard (seulement quand il ne pleut pas) et des carences en vitamine D. Et surtout, Roger Federer et la Reine Elizabeth II ont disparu à sept jours d’écart. Coïncidence ? Je ne crois pas.

Vendredi 16 septembre, pause de dix heures. On s’affaire autour d’une machine à café aussi poussive qu’Henri Laaksonen au premier tour des qualifs d’un ATP 250. Un collègue nous raconte qu’il a pris l’émission Forum de la RTS en cours de route le soir d’avant et qu’il est tombé sur un « à son âge, c’était inévitable, mais ça n’enlève rien à son immense héritage » bien senti. Il nous avoue qu’à ce moment-là il n’aurait pas pu affirmer avec certitude qu’on parlait de Roger Federer, de Jean-Luc Godard ou de la Reine d’Angleterre (Mario Gavranovic a par contre été rapidement disculpé). C’est marrant, on était pas loin de penser la même chose en écoutant les mots de Marc Rosset sur le plateau d’un journal télévisé bigrement solennel en ce même jeudi soir traumatique. Si on avait manqué de contexte en ce drôle de mois de septembre faucheur, on aurait pu s’y méprendre.

Le débat du GOAT enflamme toujours autant les passions.

Au-delà de la boutade, force est de constater que les similitudes entre le monarque de Bottmingen et la souveraine du Commonwealth sont en nombre suffisant pour être troublantes. Si les deux têtes couronnées n’avaient pas été présentes dans la même pièce en 2010 – si tant est que le All England Lawn Tennis Club puisse être qualifié de pièce – on ne serait pas loin de penser qu’il s’agit d’une seule et même personne à l’heure qu’il est. Et on ne parle pas uniquement ici d’une popularité presque indécente qui a transformé un nombre non négligeable de vecteurs médiatiques du monde civilisé en dociles fanboys et fangirls dont l’esprit critique est à notre connaissance toujours porté disparu au moment où on trempe la plume dans l’encrier (de manière totalement inutile pour un papier pondu via WordPress, vous en conviendrez, mais ça nous donne un air cool et pensif). Tour d’horizon en trois comparaisons.

Jamais d’exagération en ce qui concerne les fans de RF. Encore moins si cela concerne une faute directe d’un adversaire un peu trop Djokoriace.*

Si vous avez l’audace de demander à un sujet de Sa Très Gracieuse Majesté (ou plutôt de Sa Nettement Moins Gracieuse Majesté Surtout Quand Elle Doit Apposer Sa Griffe Sur Un Document Avec Un Stylo Qui Coule à l’heure actuelle) pourquoi le décès de la propriétaire de Susan, Sugar, Honey, Whisky, Sherry et Bee (notamment) semble avoir touché tout le monde, du royaliste le plus réactionnaire au démocrate le plus woke, la réponse est sans équivoque: la Reine transcende les divisions politiques et est la seule constante a avoir survécu à tous les conflits internes et changements de parti au pouvoir sur sept décennies. Sans jamais prendre… parti justement. 

Vous vous souvenez de la dernière prise de position politique de Roger Federer ? Nous non plus et pour cause. Même lorsqu’il s’est agi de répondre à Greta Thunberg et ses accusations de liens indirects avec les énergies fossiles via Credit Suisse, l’ambassadeur de Mercedes (et de 473473612 autres boîtes qui lui rapportent 30 millions annuels) s’est fendu d’une réplique tellement lisse, dépourvue de contenu réel et donc d’aspérités et autres saillies qu’il faut chausser des crampons pour ne pas glisser en parcourant des yeux la surface immaculée de son communiqué. Bref, quand on n’est ni pro ni antivax (et qu’on est miraculeusement absent de tous les tournois au cours desquels le débat à ce sujet fait rage depuis 2020), quand la guerre en Ukraine ou le nouveau maillot extérieur de la Nati ne sont pas des sujets de conversation, c’est tout de suite plus facile de fédérer tout un pays au-delà des clivages pendant un quart de siècle. Michael Jordan ne se comportait d’ailleurs pas autrement à son époque (même s’il était moins sibyllin au sujet de ses motifs profonds): « Les Républicains achètent aussi des baskets », disait-il déjà en 1990.

Retranscription libre de la position politique la plus extrême qu’on imagine RF exprimer dans nos rêves les plus fous.

Des baskets, Roger en vend aussi et il en faut justement des bonnes pour pratiquer le sport numéro 1 en Grande-Bretagne devant le cricket, le football, la descente de pintes par douzaines et le slalom spécial entre diverses tavernes (même si certaines de ces activités peuvent évidemment être combinées). Si vous avez encore un peu d’électricité (*insérez ici la vanne obligatoire sur les futures pénuries hivernales*), vous n’avez pas pu manquer les interminables files d’attentes retransmises via la BBC, une chaîne YouTube officielle, des comptes tout aussi certifiés sur Twitter et Instagram et parfois même par le truchement du prince héritier de la couronne d’Old Trafford. Douze heures de queue pour jeter un vague coup d’œil à un cercueil pendant une poignée de secondes.

Et pourtant tout ceci n’est rien comparé à ce qui se passait naguère à Wimbledon Park, à un lancer de balle feutrée des courts éponymes. Lorsque le Fed Express était au faîte de sa gloire (et même encore bien après), il s’agissait d’être prêt à camper pendant 48 heures pour être certain d’être l’heureux possesseur d’un sésame pour le Centre Court un jour de match du Maître des lieux. Et pas question de traînasser sur place non plus. En cas de victoire, même expéditive, ne pensez même pas à vous accorder quelques heures de détente devant les autres affrontements prévus au programme du stade pour lequel vous avez obtenu votre entrée au prix de quelques insomnies et d’un mal de dos carabiné (on imagine). Non, malheureux, vous êtes déjà presque en retard ! Allez vite replanter votre tente en tête de la procession qui mène à la prochaine apparition divine dans la Mecque du tennis. Oui, vous l’avez deviné, 48 heures plus tard. Et ainsi de suite.

L’actuel numéro 2 mondial face à un livreur UPS sur le Court Suzanne-Lenglen en 2019.

S’élever en mère de la nation au-dessus des basses querelles idéologiques, promouvoir la ferveur pour les files indiennes en tous genres et élever des corgis, ça rend sympathique. Et surtout ça permet de détourner l’attention des pans plus obscurs de l’histoire de l’Empire britannique et de ses colonies, sans parler des relations quelque peu scabreuses d’Edward VIII avec les nazis ou des potes un peu gênants du Prince Andrew, pour ne citer que quelques uns des épisodes qui doivent finir par faire gonfler les tapis de Buckingham Palace à force d’essayer de les y dissimuler.

Pas un mot sur une apparition de Roger Federer en guest star par contre.

Et Federer dans tout ça ? Celui dont Sunrise a quasiment sanctifié le nom dans le coin supérieur gauche de vos portables ce week-end et qui sera probablement canonisé de son vivant userait-il de la même stratégie démoniaque ? Malgré cet écran de fumée, à la rédac’ on se demande quand même s’il s’est rendu à la Laver Cup en train (on en entend qui ricanent au fond – on vous voit venir, mais on a décidé de réduire la voilure en ce qui concerne le comique de répétition), si quelqu’un est responsable de « tracker » ses vols en jet privé à l’instar de ceux de Drake ou de Taylor Swift, s’il a entamé le dialogue qu’il avait (certes très vaguement) promis à Greta Thunberg avec certains sponsors peu éthiquement recommandables, ou encore si sa résidence secondaire de la taille approximative de Chavannes-près-Renens dans une monarchie absolutiste ne lui fait toujours pas vaguement lever un sourcil 18 ans après.

Quand il faut une photo de Rodgeur pour débloquer ton natel, on peut dire que ça va trop loin quand même.

Oui, on se le demande. Mais pas trop souvent ni trop fort hein, parce qu’on tient quand même vachement à cet attribut si humain que sont nos contradictions. Des exemples ? Oh, si peu: on suit assidûment un sport qui demande des surfaces glacées (sur lesquelles défilent parfois même des voitures, mais c’est un détail) à l’intérieur de bâtiments surchauffés de septembre à mai et qui nous a notamment fait faire un aller-retour Genève-Dallas via Londres (pas à pied) en décembre 2019 à l’occasion du Winter Classic. Encore un pour la route ? Malgré tout notre dégoût, on n’exclut même pas forcément que notre pouce ripe suffisamment sur la télécommande pour nous faire zapper par erreur sur l’un ou l’autre match de Sommer & Cie au Qatar en novembre, en cas d’exploit majuscule.

Oui, on a (presque) tout noté.

Mais si on ne se pose ces questions à mi-voix qu’une fois par année bissextile à la septième heure d’une nuit de pleine lune, c’est surtout parce qu’après vérification de nos comptes, on doit être allègrement au-delà du millier de francs de dépenses totales, transports compris, pour voir notre Roger fédéral taper la balle « en vrai ». A onze reprises selon nos doctes calculs, dans trois pays différents (quatre en comptant la Suisse allemande) et sur une période s’étendant sur 17 ans, c’est-à-dire exactement la moitié de notre séjour terrestre. Alors vous savez, nous, la dissonance cognitive…

*Cette vidéo a été prise au centre ville d’Alésia, en 2019 avant J.-C. On ne connaît pas le résultat final.

A propos Raphaël Iberg 174 Articles
"Chaque matin on prend la plume parce que l'on ne peut plus faire autrement sous peine de malaise, d'inquiétude et de remords." Maurice Leblanc

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