Pognon 3 – Tradition 0

Outre le Reviederby entre Dortmund et Schalke, le Rheinderby entre Köln et Leverkusen et le Klassiker entre Hambourg et le Bayern, il y a une autre affiche qui déchainait les passions ce week-end en Allemagne : le derby de Leipzig, car il opposait deux conceptions du football diamétralement opposées. Ou quand CartonRouge.ch se plonge dans les arcanes de l’Oberliga Nordost – Staffel Süd.

Le derby en question, c’est SSV Markranstädt – Lokomotive Leipzig. Sauf qu’aujourd’hui, le SSV Markranstädt s’appelle RasenBallsport (sport de ballon sur gazon !) Leipzig. Ce nom grotesque a pour seul objectif de pouvoir utiliser l’initiale RB. RB comme Red Bull, tu connais sans doute, c’est cette boisson énergisante dont on met parfois quelques gouttes dans notre vodka en fin de soirée, il paraît aussi que ça se boit seul mais je n’ai jamais essayé. Le patron et fondateur de cette firme autrichienne, Dietrich Mateschitz, est un passionné de sport, et investit des sommes considérables dans des sports extrêmes plus ou moins loufoques, ainsi que dans deux écuries de Formule 1. Mais Herr Mateschitz s’intéresse aussi au football et possède trois équipes, au Brésil, aux Etats-Unis et en Autriche. Avec un succès mitigé, puisque, malgré l’engagement de joueurs et d’entraîneurs prestigieux (Trappatoni, Matthäus, Adriaanse et, actuellement, Huub Stevens), le Red Bull Salzburg n’est jamais parvenu à franchir les qualifications de la Ligue des Champions. Du coup, Dietrich Mateschitz est arrivé à la conclusion que ses rêves de grandeur ne pourraient s’assouvir dans le modeste championnat autrichien et a décidé de tenter sa chance chez le grand voisin allemand.

Leipzig, la cible idéale

Dietrich Mateschitz a jeté son dévolu sur la ville de Leipzig. Pourquoi Leipzig ? Parce que cet ancien bastion du foot est-allemand vit actuellement des heures difficiles, ses deux clubs phares, le Sachsen Leipzig et le Lokomotive Leipzig (finaliste de la Coupe des Coupes 1987 contre l’Ajax de Cruyff, Rijkaard et Van Basten) n’évoluant qu’en Oberliga (5e division). Néanmoins, la ville de Saxe avait été retenue pour représenter l’ex-RDA lors de la Coupe du Monde 2006 et son stade a été superbement reconstruit dans la cuvette de l’ancien Zentralstadion, un monstre qui pouvait accueillir plus de 100’000 spectateurs. Leipzig avait donc tout de la cible idéale pour Dietrich Mateschitz : une ville de taille respectable (plus de 500’000 habitants), avec une culture de football mais actuellement privée de club de pointe et disposant d’un stade flambant neuf de 44’000 places sous-utilisé (le Sachsen et le Lokomotive n’y jouent que les derbies et les matchs à risque).

Le veto des supporters

Dietrich Mateschitz a donc tenté de racheter l’un des deux clubs historiques de Leipzig, le Lokomotive et surtout le Sachsen, qui était au bord de la faillite. Mais, malgré leurs difficultés actuelles, ces deux clubs ont gardé un noyau dur de supporters qui ont opposé un veto catégorique aux visées de Red Bull : pas question que le club perde son nom, son âme, son identité pour devenir un jouet pour milliardaire, autant continuer à végéter quelques saisons dans les ligues inférieures. Une série de protestations plus ou moins intelligentes ont donc fait capoter les négociations. Du coup, Mateschitz s’est rabattu sur le club d’un petit village sis à une dizaine de kilomètres de Leipzig, le SSV Markranstädt, évoluant également en Oberliga et qui lui n’avait pas de fans vindicatifs résolument opposés au projet mégalomaniaque de l’Autrichien. Si tu me passes la comparaison, c’est comme lorsqu’Anschutz a décidé d’investir dans le hockey lémanique, il a préféré s’engager avec le machin sans âme, sans identité et sans ferveur du bout du lac, dont on peut faire des choux et des pâtés sans provoquer la moindre réaction, plutôt que dans le grand club populaire et historique de la région, où les supporters menaçaient déjà de mettre les pieds contre le mur.

100 millions pour monter

Sitôt débarqué à Markranstädt en mai dernier, Dietrich Mateschitz a rebaptisé le club RB Leipzig (la fédération a refusé le nom Red Bull) et a trouvé un accord avec le propriétaire du Zentralstadion (qui devrait bientôt être renommé Red Bull Arena) pour y déménager son club en 2010. L’objectif est simple : atteindre la Bundesliga dans un délai de 5 à 10 ans, soit une promotion par année au mieux, tous les deux ans au pire. Un investissement de 100 millions d’euros est prévu pour cela (à titre de comparaison, il est estimé qu’une série d’ascensions similaire a coûté 250 millions d’euros au mécène d’Hoffenheim, Dietmar Hopp). En tous les cas, le jouet de Dietrich Mateschitz est aussi arrogant que celui de Dietmar Hopp car le RB Leipzig vend déjà les t-shirts célébrant la promotion en fin de saison (et même le titre de champion d’Allemagne en 2015) ! Pour réaliser cette première promotion, le RB Leipzig aligne une équipe de mercenaires majoritairement venus de Bundesliga et surtout de Zweite Liga qui seront sans doute jetés comme des kleenex au fur et à mesure de la progression du club dans la hiérarchie du foot allemand. Mais on ne va pas trop les plaindre, auparavant ils se seront remplis les poches en acceptant de jouer trois ou quatre ligues en dessous de leur niveau et en battant glorieusement des équipes amateurs (toute ressemblance avec un club de la région lausannoise serait purement fortuite).


Les fans du Lokomotive Leipzig…

Réprobation unanime

Une année après l’arrivée fracassante de la comète Hoffenheim en Bundesliga, le projet de Dietrich Mateschitz a provoqué un rejet unanime parmi les supporters de toute l’Allemagne. Dans presque tous les stades germaniques depuis le début de la saison, les banderoles et les chants inamicaux envers Red Bull fleurissent dans de magnifiques élans de fraternité entre supporters rivaux mais néanmoins unis contre le grand Satan autrichien. A l’instar d’Hoffenheim, le RB Leipzig doit jouer ses matchs dans un climat de franche hostilité qui dépasse parfois les limites de l’acceptable (notamment lorsqu’un terrain a été arrosé d’herbicides pour empêcher la tenue d’un match du RB).
Pourquoi tant de haine ? C’est une réalité qui peut être difficile à saisir pour ceux qui ne fréquentent pas régulièrement les stades de Bundesliga mais les Allemands sont très attachés au concept de Traditionsverein : l’histoire, la tradition, l’amour du maillot sont essentiels. C’est ce qui explique en partie le formidable succès populaire de la Bundesliga, alors même qu’elle est désertée par les grands noms du foot mondial. A part peut-être au Bayern, on est très loin d’un football à la Real Madrid où l’on va au stade comme à l’opéra pour applaudir des stars et non pour soutenir son club. Même s’ils ont acquis une certaine légitimité par leurs résultats et une longue présence dans l’élite, le Bayer Leverkusen et le VfL Wolfsburg, émanations artificielles des usines Bayer et Volkswagen, ne bénéficient que d’un engouement populaire très limité et d’une faible cote de sympathie. A l’inverse, des Traditionsverein comme Köln ou Mönchengldbach jouissent d’une immense popularité malgré des résultats médiocres depuis 20 ans et plusieurs passages en Zweite Liga.

Surenchère malsaine

Les places dans l’élite sont chères (seulement 36 équipes en 1ère et 2e Bundesliga) et de nombreux noms plus ou moins illustres du foot allemand végètent aujourd’hui dans les ligues régionales, comme l’Eintracht Braunschweig, le KFC Uerdingen (ex-Bayer), le Waldhof Mannheim, le Rot-Weiss Essen ou Wattenscheid 09, sans même parler des clubs historiques de l’ex-RDA, qui n’est plus représentée en Bundesliga. L’arrivée de comètes style Hoffenheim ou RB Leipzig représente une menace pour tous les clubs traditionnels puisqu’elles provoquent une surenchère malsaine, bénéficiant de moyens largement supérieurs à ceux que peuvent dégager un club ordinaire, grâce à la générosité de leur mécène. Dès lors, les clubs établis doivent-ils s’aligner sur ces nouveaux riches au risque de mettre en péril leurs finances ou rester raisonnables avec le danger de dégringoler dans la hiérarchie ?
On n’est pas en train de défendre une hiérarchie fermée avec une Bundesliga uniquement composée des clubs historiques ; au contraire, c’est plutôt sympathique de voir arriver des  nouvelles têtes qui se sont patiemment construites et sont au bénéfice d’un certain soutien populaire, comme Aachen ou Mainz. En revanche, on ne voit pas ce qu’apportent ces clubs nés uniquement de la mégalomanie de milliardaires qui, plutôt que de simplement sponsoriser un club établi en restant un retrait, préfèrent flatter leur ego en se fabriquant un jouet de toutes pièces, où ils pourront tout régenter et étaler leur fric. On est bien conscient du caractère un peu futile des protestations anti-Hoffenheim ou anti-Red Bull, on ne pourra jamais empêcher quelqu’un d’investir dans un club mais au moins les Hopp, Mateschitz et consorts savent qu’ils ne sont pas les bienvenus et que, au moindre problème que connaîtra leur club respectif, toute l’Allemagne sera ravie de les enfoncer.


…et ceux du RB Leipzig. Pas tout à fait la même passion.

Le derby

Dimanche avait lieu le grand derby entre le RB Leipzig et le Lokomotive Leipzig. Entre le club qui a accepté de vendre son âme au diable, ou plutôt au taureau, et celui qui a préféré renoncer aux millions venus d’Autriche pour préserver son identité et son histoire. Il y avait 11’486 spectateurs au Zentralstadion (rappel : on parle de 5e division, l’équivalent de notre 2e ligue régionale), en grande majorité acquis à la cause du Lokomotive puisque le RB Leipzig n’a quasiment pas de supporters pour l’instant, à part quelques poignées d’adolescents attirés par la perspective de succès faciles et dont le nombre ira sans doute grandissant avec les promotions (finalement, elle est assez pertinente la comparaison avec Genève-Servette). Une étude de marketing commandée par Red Bull a établi que le Zentralstadion affichera régulièrement complet lorsque le RB sera en Bundesliga.
Même si l’on était en Allemagne ce week-end, on n’a pas poussé le vice jusqu’à s’y rendre parce que, pour l’avoir déjà fait, Leipzig – Lausanne, c’est long, même sur des autoroutes allemandes. J’aurai bien aimé conclure cet article avec une fin morale et une victoire du Lokomotive. Malheureusement, la logique du fric l’emporté et les millionnaires du RB Leipzig se sont imposés 3-0, confortant ainsi leur première place au classement (à égalité toutefois avec les amis du LHC de Carl Zeiss Jena II). Alors que le Lokomotive et le Sachsen paraissent condamnés à une saison dans le ventre mou du classement. Mais eux au moins ont préservé leur âme et leur histoire.

Écrit par Julien Mouquin

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19 Commentaires

  1. Excellent papier ! Très intéressant.

    Bon à part ça, je trouve que Dietrich Mateschitz investit souvent son argent de manière intelligente, comme par exemple dans les nombreux sports extrêmes qu’il sponsorise.

    Et finalement, quel est son but en rachetant Leipzig ?? Faire parler de lui et surtout de sa marque !!

    Et le moins que l’on puisse, c’est que c’est réussi puisqu’à en croire Julien Mouquin, toute l’Allemagne en a fait l’un des sujets no1 au café du commerce ! Et vu que ça va durer 10 ans, imaginez le coup marketing sur le long terme…

    Mégalo le milliardaire, mais loin d’être con.

  2. Je trouve superbe la réalisation du stade 40’000 dans les ruines du 100’000 !!!! Quant aux idées du RB, le marketing moderne prend le dessus mais sur le long terme ?????

  3. Les allusions à Genève-Servette n’étaient pas encore écrites que je les avais déjà faites!

    Continuez avec ces articles en Allemagne, c’est vraiment la folie!

  4. @JM
    Même pas, j’avais déjà presque fini l’article quand j’ai vu le texte des « cahiers »; par contre, le coup des 100 millions et des promotions tous les 1 à 2 ans viennent d’un article du Berliner Zeitung repris par le Courrier international.
    Le reste, n’importe quel supporter de foot allemand te l’expliquera devant une bière…

  5. Attention à ne pas aller trop loin non plus dans la comparaison avec le GSHC, qui s’appelle toujours GSHC, qui a toujours son palmarès et son histoire, même la patinoire est la même depuis 50 ans! Si c’est pas de la putain de tradition, ça! ^^

    Le jour où on s’appellera le Spartak Geneva (parce que le russe c’est tendance en ce moment…) et qu’on jouera dans la Rockstar Energy Arena construite grâce à des fonds chinois alors là, oui, je veux bien qu’on se foute de notre gueule

  6. Tres bon article malgre une belle Mouquinerie bien bete et mesquine en prime, qui a bien entendu aucun rapport avec la realite. Ca change des « advertising features » pour ManUtd… 😉

  7. Salut!

    Article intéressant mais j’ai quelques questions sur le sujet: il me semble un peu facile de critiquer une personne qui (s’)investit pour fonder/développer un club. Si on laisse de côté l’aspect recherche de profit (et je doute du retour sur investissement…) ce cas n’est pas plus triste que la majorité des derbys de la planète. Derrière chaque derby se cache une rivalité et dans bien des cas on retrouve des riches/notables/patrons opposés à des clubs que l’on dit représenter la classe populaire (GC-Zürich, Milan-Inter, Galatasaray-Fenerbace,…). Maintenant je voudrai bien savoir quels ont été les sentiments des personnes qui on vécu la création ou le développement soudain de tout ces clubs qui, un siècle plus tard sont remplis de traditions et d’histoire?

    N’ont ils pas aussi critiqué c’est nouveau venu avec un point de vue différent du leur (qu’il soit financier ou pas)?

    Est ce que Barça avait 150‘000 socios lors de la fondation du club (pas un gars pas beaucoup plus local que Dieter pour Leipzig…)

    L’Inter n’a-t-il pas imposé de nouveaux standards pas forcement bien venu à l’époque en voulant faire jouer des joueurs étrangers? (et ouai c’est pas pour rien que ça s’appelle Internazionale…)

    Finalement peut être que dans un siècle, lorsque tout le monde aura oublié ce cher Dieter et que le RB Leipzig aura rejoint le Real (on le FC Sion, on peut toujours rêver) au palmarès européen après quelques finales de Champions League mythique tous le monde serra d’accord pour dire que c’est un très grand club avec un grande histoire! Tout est relatif (comme disait l’autre) on ne regarde pas avec assez de recule et on manque peut être de perspective non?

  8. Une bonne reflection de La Tige.
    A la fin des annees 20, Manchester Utd jouait en 2ieme division, souffrant de graves problemes financiers et manquant de public.

    Le gros club etait ManCity mais un 3eme club avait vu le jour en 1928, Manchester Central qui a vite connu le succes dans les bas echelons et etait ambitieux et populaire. En 1931, apres la faillite de Wigan Borough en D3 Nord, le club fit la demande pour etre admis et elle fut acceptee mais les deux clubs mancuniens, main dans la main pour une fois, s’y opposerent et la permission fut retiree.

    La Football League dans sa reconsideration avanca que Central pourrait causer bcp de tort a ManUtd et le club souffrit un long moment d’une tres mauvaise image mediatique du a ces machinations. Sans copinage, l’histoire aurait pu etre tres differente dans le monde du foot mancunien (et global…).

    Au passage on notera que ManUtd a commence son existence comme Newton Heath et son changement de nom etait du pure marketing. On peut aussi aborder le cas d’Arsenal mais ca sera pour une autre fois.

    Bref, le mythe de la purite du foot est juste ca, un mythe. Ceux qui ont lance la chose, au 19eme siecle etaient des capitaines d’industrie du nord de l’Angleterre et leur but etait celui des senateurs Romains de la grande epoque: du pain et des jeux pour les masses comme ca elles restent tranquilles. C’est pas seulement la religion qui est l’opium du peuple…

  9. Excellent article: bien écrit, intéressant, passionné. Mais que diable viennent faire ces petites allusions à Servette (ni le même pays, ni le même sport que ce que traite l’article), qui ne trahissent qu’une certaine – et légitime – frustration de son auteur? Quel dommage!

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