Zoom sur… «L’amour fou»

CartonRouge.ch a le plaisir de ressortir un article écrit avec les tripes, comme on dit. De retour de son pays d’origine, Philippe Verdan nous avait pondu ce texte transpirant la ferveur. C’était en mars 2008, on en frémit encore !

A l’origine de ce papier, tout d’abord le souvenir d’un spectacle qui m’a marqué très fortement, une expérience vécue de manière extrêmement intense sur le moment, mais riche aussi des traces qu’elle a laissées et des réflexions qu’elle a fait naître. Quelque chose qui mérite assurément d’être raconté voire, dans la mesure du possible, analysé. Deuxièmement, l’éditorial – ou plutôt le mot d’ordre – du 25 février de Psyko Franco dans cette même tribune et les nombreuses réactions qu’il a suscité.
Ces deux événements se sont très vite associés dans mon esprit pour donner lieu à un questionnement sur le lien complexe qui réside entre un individu et l’équipe qu’il supporte, à qui il donne du temps, de l’amour et de l’argent. Pour certains il ne fait pas de doute que cette relation est asymétrique tant l’une des deux parties a le pouvoir sur l’autre. Le supporter ne serait ainsi qu’un être docile, «une vache à abonnements», à qui l’on fait miroiter, pour peu qu’il ouvre son porte-monnaie, des miracles qui ne sont en fait que poudre jetée à ses yeux. Certes, mais qu’en est-il du supporter démultiplié, associé à nombre de ses semblables ? Que dire du pouvoir numérique, d’un éventuel soulèvement collectif, d’un abstentionnisme organisé qui occasionnerait la désertification du stade et, à l’extrême, l’annihilation de la structure même de l’équipe ? Car une équipe d’élite qui joue dans un stade vide chaque dimanche est une équipe morte, qu’on se le dise. En ce sens, l’appel au boycott – ne serait-ce que pour un match, histoire d’affirmer un mécontentement collectif, sans pour autant viser la dissolution de l’équipe – lancé par l’auteur sus-mentionné est tout à fait pertinent.
Il n’empêche, le fait de devoir en arriver là, l’immense frustration qui se dégage d’un tel appel, le fait donc de voir ainsi disparaître chez certains un enthousiasme qui était pourtant bel et bien réel dans le passé, a occasionné chez moi une tristesse certaine. Immédiatement et automatiquement, comme pour conjurer cette déprime qui pointe trop souvent son nez dans le football suisse, cela a activé dans ma mémoire le souvenir du derby athénien entre l’Olympiakos et l’AEK, auquel j’ai assisté ce dimanche soir 16 décembre.

Ce que j’y ai vécu ? Quelque chose comme une expérience initiatique. A quoi ? Tel est précisément ce qu’il convient de mettre en lumière : quel genre de sentiment et d’émotion ai-je ressenti durant ces nonante minutes de spectacle absolu, à quoi étais-je relié, pourquoi est-ce encore si présent en moi, d’où vient cette énergie si forte qui nous habitait tous alors, amoureux en même temps du même objet dans ce stade Giorgios Karaïskakis, énergie qui continue toujours et encore à résonner en moi. De quel phénomène s’agit-il ?
L’approche, d’abord. La gueule de bois du réveil après une nuit arrosée de quelques kilos de Retsina (vin blanc résiné), la perspective du lundi matin et son cortège de préoccupations, le froid extérieur inhabituel, le fait surtout de savoir qu’il n’était plus possible à quelques heures du match de trouver des billets à prix décent et qu’il ne restait plus que le marché noir : autant d’éléments qui auraient du avoir raison de mon aspiration à rejoindre le stade pour assister à ce derby. Or la caractéristique essentielle du phénomène que je voudrais décrire est précisément la primauté de la ferveur sur la raison, de l’amour sur l’intelligence. De l’espoir sur le calcul.
Après deux heures de vaines recherches, transi de froid, le bon sens aurait du me faire revenir sur mes pas. Mais non, bien au contraire, j’espérais toujours, armé de ce désir inextinguible de revivre des émotions semblables à ce que j’avais éprouvé, huit ans auparavant, lors du mémorable Olympiakos-Real Madrid (15 septembre 1999, Stade Spyros Louis, trois buts partout) qui m’avait alors fait monter les larmes aux yeux. Cela avait été un véritable coup de foudre, une rencontre décisive. Le besoin donc de revivre un match à guichets fermés, dans un authentique chaudron, aux côtés de supporters qui chantent ensemble sans discontinuer de la première à la dernière minute des refrains qu’ils réinventent à chaque fois, au gré des événements et des performances des différents joueurs.


© Baptiste Perfetta

A quelques minutes du coup d’envoi et cent euros de moins dans mon budget serré, mes espoirs furent comblés, et pas de n’importe quelle manière : le billet chèrement acquis allait me permettre d’assister à la rencontre au sein de la Gate 7, lieu extatique par excellence, repère des ultras, d’où se déploient toutes les énergies qui embrasent ensuite comme par contamination le stade entier.
Ce qui s’en suivit ? Un match de football, il est vrai assez médiocre en soi, au niveau du jeu : duels très âpres au milieu de terrain, beaucoup de fautes, équipes hyper bien organisées défensivement et, des deux côtés, trop souvent de longues transversales approximatives pour chercher les joueurs de pointe. Un jeu de fond assez pauvre, beaucoup d’erreurs individuelles dans les passes, un rythme pas assez soutenu. Un match qui sentait le 0-0 dès les premières minutes, un match qu’il ne fallait surtout pas perdre, mais pas forcément gagner… Pour la petite histoire, la seule erreur de marquage de l’AEK a donné, en fin de match, les trois points à l’Olympiakos : sur un centre de Torosidis venu de la droite, Kovasevic place rageusement une tête croisée. Imparable pour Moretto, le gardien de l’AEK.
Et le stade maintenant qui déborde littéralement, des hurlements sortant des tripes de chaque supporter s’assemblent pour former une clameur collective inimaginable, comme sortant du fin fond des temps, suggérant une époque où les hommes vivaient en horde. Ces feux aussi qui surgissent de toutes parts, donnant presque l’impression que se produit durant quelques instants une véritable fusion. Entre soi et soi-même, entre soi et les autres, entre tous les supporters et les joueurs qui se congratulent et s’embrassent, entre le stade dans son entier qui vibre et ce quelque chose qui le dépasse et l’englobe tout à la fois. Le rapport à la transcendance, à l’innommable donc, à ce à quoi on ne peut que croire à défaut de pouvoir en avoir une confirmation par les sens. Un amour inconditionnel suscité par une force verticale et invisible, irradiant tous ceux qui veulent bien l’accueillir, indépendante de la manière dont l’équipe joue et des frasques éventuelles de n’importe lequel de ses éléments, seraient-ce celles de son président – et en la matière Christian Constantin est un enfant de cœur en regard de Sokratis Kokkalis, président de l’équipe du Pirée.

Hier soir, Olympiakos s’est fait très sèchement battre par Chelsea 3-0 à Stamford Bridge. L’aventure européenne se termine abruptement. Mais les 7’000 supporteurs grecs qui ont fait le déplacement à Londres ne regretteront sûrement pas de s’être déplacé ni ne penseront trop à ce que cela leur a coûté. Et le stade Karaïskakis ne désemplira jamais, des hommes y trouveront toujours leur compte dans le simple fait de s’y recueillir, leurs chants continueront à y résonner de plus belle. «Thrilos» – la légende – c’est comme cela que l’on appelle familièrement le club. Une légende qui se nourrit de l’amour éternel de ses partisans.
Sion, lui, a battu en terres valaisannes Neuchâtel Xamax pour le compte de la 23ème journée de la Super League. Quelques supporters ont jugé intelligent de ne pas assister à la rencontre, en guise de protestation contre le président de l’équipe.

Écrit par Philippe Verdan

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