Ferenc Puskás, le talent pur

Notre nouvelle rubrique «Zoom sur…» revient aujourd’hui sur l’un des articles les plus émouvants parus sur CartonRouge.ch. Ferenc Puskas, dit le Major galopant, nous quittait il y a une année, un triste vendredi 17 novembre 2006. Timothée Guillemin lui rendait un vibrant hommage.

Vendredi 17 novembre, tu arrives au travail, c’est le dernier jour de la semaine, les gens ont l’air un peu plus détendus, le soleil semble jouer un peu les dernières prolongations. Ca et là, en effet, quelques doux rayons font leur apparition, te caressant le visage. Tu n’aimes pas trop l’hiver, car tu sais bien qu’au fur et à mesure que les jours raccourcissent, les jupes des filles s’allongent pour devenir même parfois d’horribles jeans et il n’y a rien qui puisse plus te déprimer. Mais bon, ce vendredi matin n’est pas si désagréable, ton café est prêt, la pile de dossiers sur ton bureau tend à diminuer, ton chef est de mauvaise humeur mais pas trop, et la vie n’est pas si désagréable.
Machinalement, il est 10 heures, tu écoutes la Première, l’heure du bulletin d’infos, tu as loupé le début, la faute à cette photocopieuse, tu entres dans ton bureau : «…était âgé de 79 ans, vient de rendre son dernier soupir», tu tends l’oreille, analyse vite fait l’état de santé des grands de ce monde, ça peut être Fidel, Eltsine, je sais pas, ils ont quel âge déjà, tu écoutes la suite : «…à l’hôpital Kutvolgyi de Budapest ». Tu lâches ta tasse de café, tu seras quitte pour nettoyer, de toute façon, le monde vient de s’arrêter de tourner, tu viens de comprendre.

Ferenc Puskás

S’il fallait définir Ferenc Puskás en un mot, ce serait simple : le talent. Le talent pur, expression tellement galvaudée, mais tellement vraie en ce qui le concerne. Nandor Hidegkuti, son coéquipier hongrois, a dit un jour de lui : «Il possédait un septième sens pour le football. S’il y avait 1000 solutions, il choisissait la 1001ème» et cela suffit à donner la dimension du personnage. Puskás ne vivait pas le jeu, ne sentait pas le jeu, il était le jeu. Il suffit de l’avoir vu sur un écran tremblotant, rideaux tirés, démolir les défenses les plus acharnées, il suffit de l’avoir vu mener les attaques hongroises de son pied gauche magique (2006 aura été cruelle pour les gauchers : George Best, Giacinto Facchetti, Ferenc Puskás… Je serais Diego que je ferais attention en sortant), il suffit d’avoir vu se dessiner les arabesques des charges hongroises pour comprendre que Ferenc et sa troupe d’artistes étaient vraiment à part. A l’heure d’aujourd’hui où les footballeurs professionnels se vendent au plus offrant, usent et abusent de tous les moyens afin de se mettre en valeur, n’hésitent pas à renier les valeurs morales les plus évidentes, à l’heure du G14, de la Champions League et des projets de ligue fermée, rappelons-nous simplement que Ferenc Puskas, peut-être le plus grand joueur de tous les temps (on peut ne pas être d’accord, mais il y a de la place pour tout le monde tout là-haut), a toujours repoussé les offres de la Juventus, du Bayern ou des clubs anglais, restant fidèle à son Kispest (rebaptisé Honved) Budapest. «Je ne quitterais Kispest, mes parents, mes amis pour rien au monde». S’il avait su, le flamboyant magyar, s’il avait pu anticiper l’horreur de 1956…

Il faudra donc l’intervention des chars soviétiques, cruels briseurs de rêves, pour avoir raison de la volonté de Puskás et le faire fuir en Autriche. La plus grande équipe de l’histoire du football, démantelée par le fracas des chars. Certains joueurs décideront de continuer leur carrière au pays, d’autres, à l’image d’un Emil Zatopek en Tchécoslovaquie, feront front. Puskás choisit l’exil. Imagine-toi, le plus grand joueur de son époque, champion olympique, vice-champion du monde, auteur de 83 buts en 84 sélections (ou le contraire, je ne sais jamais, les légendes se moquent des chiffres), réfugié en Autriche dans un local de sans-abri, vivant des mandats envoyés par son ami Sandor Kocsis, exilé au Barça. Puskás vivra ainsi de longs mois, rejoint par sa petite famille (qui a atteint la frontière austro-hongroise à pied), ne pratiquant plus le football, bouffi par l’alcool. C’est alors qu’Emil Oestreicher, nouveau dirigeant autrichien du Real Madrid et ancien directeur sportif du Honved, parvient enfin à le sortir de l’ornière, lui offrant la possibilité de rejoindre le grand club castillan. Puskás, en surpoids, complètement hors du coup, s’adapte plus ou moins facilement, suscitant l’incrédulité. Comment un joueur si limité, au pied droit inexistant, au jeu de tête inefficace, bedonnant, pourrait-il apporter quelque chose au grand Real Madrid ? Puskás seul le sait et par la grâce de son pied gauche et de sa vista hors du commun, il réservera au Real ses plus belles années, offrant en point d’orgue son récital le plus abouti devant 130’000 spectateurs au Hampden Park, Glasgow. Imagine-toi plutôt : finale de la Coupe d’Europe des clubs champions 1960, face à l’Eintracht Francfort, les Allemands honnis depuis 1954, et ce pied gauche magique qui illumine la partie de toute sa classe. Résultat final : 7-3 pour le Real, trois buts de Di Stefano et… quatre de Puskás, record inégalé. Le chef d’oeuvre de sa carrière, le match parfait.
Il y aurait tant à dire sur le génie magyar, sur ce fameux match à Wembley, la première défaite anglaise sur son sol, cette formidable leçon de football, ce râteau formidable sur Wright, ces Anglais arrogants et sûrs d’eux, victimes de la magie hongroise… Il y aurait tant à dire sur ce fabuleux pied gauche, cette frappe si lourde et si précise… Il y aurait tant à dire sur Ferenc Puskás lui-même, l’homme si généreux, si humain, si faible, décédé sans un sou, ayant tellement fait profiter ses proches de sa joie de vivre, victime de la maladie d’Alzheimer, aimé de tous… Il y aurait tant à dire sur qui était Ferenc Puskás et ce qu’il aurait pensé du football actuel, il y aurait tant à dire, mais il est surtout temps de lui rendre hommage et de se rappeler qui il était.
Ferenc Puskás est parti aujourd’hui, putain de temps, cette fois c’est sûr, l’hiver vient de commencer. Pas sûr que le soleil revienne.

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5 Commentaires

  1. Larticle est vraiment somptueux, il ny a pas dautre terme pour le qualifier. Toutefois, un tout tout tout petit bémol: George Best nous a quitté non pas en 2006 mais le 25 novembre 2005. Encore un grand merci et à une autre

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