Un « débat » (sic) qui nous rend chèvre

« Le meilleur ». « Le plus grand ». « Tout seul ». « Tout en haut ». « De la terre à la lune ». « Numéro 1 pour l’éternité ». Bref, vous avez soigneusement ignoré la presse sportive comme nous en ce funeste lundi matin post-Roland-Garros, et vous avez bien fait. Mais vous avez sûrement vu passer quelques titres quand même, malgré vos oeillères minutieusement ajustées. Et s’ils vous énervent autant que nous, vous êtes au bon endroit. Tenez, d’ailleurs, l’anglais a une expression imagée qui exprime parfaitement nos pensées irritées en ce moment: « It really gets my GOAT. »

On en tremble encore un peu. À cause de la finale de dimanche ? Oh non, on a juste jeté un oeil au tie-break du premier set (7-1) et on a compris qu’on pouvait retourner à nos corrections d’examens l’esprit léger. Non, il est 9h55 le lendemain du désastre et on en est déjà à notre troisième café, on n’aurait peut-être pas dû. La faute aussi à tous ces podcasts qu’on écoute d’un oeil distrait en gardant une oreille attentive sur notre écran et un orteil alerte sur notre clavier, comme dirait le maire de Champignac. Combien de fois Arnaud Di Pasquale va-t-il répéter fièrement que Novak Djokovic est maintenant bel est bien le meilleur de tous les temps ? Avec ce soulagement dans la voix qui traduit l’extrême satisfaction d’avoir enfin fermé leur caquet à tous ceux qui voulaient encore débattre jusqu’à la semaine dernière et refusaient de vénérer le fameux Koso-veau d’or, idole de tous les hérétiques du tennis.

On savait qu’on aurait dû se mettre à la Djokeau purificatrice transformée par la puissance de la prière et de la gratitude.

Soyons clairs: ce « débat » n’a et n’a jamais eu aucun sens. Quelques exemples qui parlent d’eux-mêmes: Rod Laver a remporté 198 titres, bien plus que les 109 de Jimmy Connors. Hein ? Pas homologués ? Eh bien non, « Rocket » était un joueur amateur de 1956 à 1962, année de son premier Grand Chelem calendaire (une saison à 22 titres, tranquille). En décembre de cette même année, il passe professionnel et est donc banni des 4 levées du Grand Chelem réservées aux amateurs pendant 5 ans. 5 ans au cours desquels notre ami Rod remporte au passage la bagatelle de 59 titres. En 1968, le début de l’ère Open marque le retour des pros dans les tournois majeurs, ce que Laver célèbre presque immédiatement par un second Grand Chelem calendaire en 1969. La fusée du Queensland finira sa carrière avec 11 Majors, c’est-à-dire sixième ex-aequo avec Björn Borg au classement du GOAT à en croire les tennix de France et de Navarre. 11 titres du Grand Chelem sans en disputer aucun sur 20 possibles en 5 ans, années au cours desquelles il oscille entre les places de numéro 1 et 2 mondial chez les pros, à la lutte avec Ken Rosewall. Tiens, Ken Rosewall. L’homme qui a battu Laver 38 fois au cours de la seule saison 1963 (à en croire Wikipédia en tout cas), la première des bannis du Pro Tour. « Muscles » et ses 8 titres du Grand Chelem (autant que Connors, Lendl et Agassi) sans avoir pu défendre ses chances pendant une demi-décennie.

On pourrait aussi vous parler des Pro Slams, ces tournois du Grand Chelem réservés aux professionnels exclus de leurs versions officielles, à savoir le French Pro, Wembley Pro et l’US Pro. On les compte ou pas, ceux-là ? Ken Rosewall en a remporté 15 et Rod Laver 8. Ils en sont donc respectivement à 23 et 19 titres du Grand Chelem, non ? Et que dire de Pancho Gonzales, vainqueur de deux titres majeurs en amateur, mais aussi de 15 Pro Slams entre 1950 et 1961 ? Quid de la fin de carrière de Borg à 26 ans ? Du boycott officieux de l’Open d’Australie dans les années 70-80 ? Et les multiples injustices subies par Yann Marti, on en parle ?

On vous entend déjà. Oui, ceux qui gigotent au fond de la salle. Ce Pro Tour était disputé entre une poignée de joueurs, la concurrence était inexistante comparée à aujourd’hui et ce même après le début de l’ère Open, les tournois majeurs étaient joués sur deux surfaces (et majoritairement une qui a presque disparu et n’a plus rien à voir avec ce machin lent qui est utilisé à Wimbledon de nos jours) avec des raquettes en bois et certains tournois se disputaient encore sur de l’authentique parquet, surface préférée des ostéopathes et autres physiothérapeutes. Bon. Vous êtes donc 100% d’accord avec nous: il ne sert absolument à rien de comparer les époques et l’autre Djokomic ne peut en aucun cas être déclaré GOAT de son état. C’est bien ce qu’on pensait.

Soyons pourtant objectifs une seconde (et cela ne nous arrive pas souvent, profitez): celui qui vient de faire le Djokovide au sommet est probablement le joueur de tennis le plus accompli de l’histoire, arrivé à l’apogée des progrès technologiques, physiques et psychologiques accomplis dans son sport au cours du dernier siècle. Il mettrait d’ailleurs assurément une branlée monumentale à n’importe quel champion des années 60 qui débarquerait sur un court affublé de son matériel, de sa tenue et de sa forme physique et mentale de l’époque. Tout comme des Marat Safin et autres Andy Roddick auraient facilement renvoyé des John McEnroe ou Mats Wilander à leurs chères études si chacun avait dû jouer à l’âge et avec les moyens de l’époque où il a atteint son pic. Même si on avoue qu’on paierait cher pour voir Djoko, roi des surfaces tristement uniformisées et en (grande) partie responsables de son succès quand même, retourner le service de son coach Goran Ivanisevic sur une moquette ultra rapide ou défier Pete Sampras sur du vrai gazon des années 90.

Malgré tout, vous avez compris: tout cela a autant de sens qu’une comparaison en 2023 entre le foot masculin et son homologue féminin, illégal dans nombre de pays européens entre 1920 et 1970 et donc encore à ses balbutiements à l’heure actuelle pour une tonne de raisons non liées à la biologie pure. On ajoutera encore que, n’en déplaise à Francis Fukuyama, ce n’est probablement pas la Fin de l’Histoire. Rien ne dit que le tennisman bionique de 2084 ne sera pas capable de botter des postérieurs serbes dépourvus de gluten en jouant sur une jambe et une main dans le dos.

Bref, tout cela n’a surtout aucun sens puisque, dans tout le triste simplisme qui caractérise parfois l’être humain, on ne s’appuie que sur une seule et unique variable dont la valeur a en plus fortement fluctué au cours de l’histoire du jeu. Un raout aux antipodes où il faut surtout être capable de commencer des matches au milieu de la nuit (et on ne parle pas ici du décalage horaire avec la Suisse) ou de jouer sous 40 degrés, deux semaines au cours desquelles il faut slalomer dans les coursives pour éviter Nelson Monfort et des hordes de sauvages qui conspuent tout ce qui bouge à la première occasion, a fortnight fortement imbibée de Pimm’s et de fraises à la crème de crème entière saupoudrée de 3-4 fraises qui se courent après et où on passe le plus clair de son temps à faire la queue et une dernière levée qui demande surtout une résistance élevée à l’humidité et aux effluves de junk food qui vous piquent les naseauxTiens, d’ailleurs, pourquoi ces 4 pays-là ? Des contrées qui n’ont pas produit de vainqueurs masculins en Grand Chelem depuis respectivement 21, 40 (on ne sait pas si vous avez par hasard vaguement entendu parler de Noah cette année…), 87 (on triche un peu en ne considérant que l’Angleterre) et 20 ans. Le gold standard, quoi. 

On vous propose donc quelques autres paramètres à prendre en compte: l’impact sur le jeu lui-même, l’aide à l’avancée de la popularité du sport, l’empreinte durable dans les imaginaires individuels, le rayonnement de son pays dans le monde, la classe et l’esthétisme. Oui, vous l’aurez compris, votre serviteur ne serait pas en train de commettre ces quelques lignes si sa passion pour la petite balle jaune n’avait pas été nourrie pendant plus d’une décennie par celui qui coche aisément toutes les cases susmentionnées: Lleyton Hewitt.

Blague à part, on vous laisse avec notre bingo estival et cette sortie formidable de Service à la cuillère – à qui on offre une pige sur CR quand il veut s’il nous lit – sur son compte Twitter: « Est-ce que Marc Lévy est le plus grand écrivain français parce qu’il vend le plus de livres ? » ABE, comme diraient certains Djokomplotistes de bas étage.

C’est pas parce que le débat du GOAT est mort qu’on peut pas se marrer un peu pendant Wimbledon.

 

Crédits photographiques:

Photo de tête: François GOGLINS/CC0/Wikimedia Commons https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paris-FR-75-open_de_tennis-31-5-17-Roland_Garros-Novak_Djokovic-01.jpg

Djokeau : François GOGLINS/CC0/Wikimedia Commons https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paris-FR-75-open_de_tennis-2019-Roland_Garros-court_Chatrier-6_juin-Djokovic-07.jpg

A propos Raphaël Iberg 174 Articles
"Chaque matin on prend la plume parce que l'on ne peut plus faire autrement sous peine de malaise, d'inquiétude et de remords." Maurice Leblanc

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2 Commentaires

    • Merci ! Et je réalise maintenant qui se cache derrière ce commentaire ! On était donc pourtant partis sur de bonnes bases, dommage… 😀

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