Le Match de la Mort, deuxième partie

Ami lecteur, Carton Rouge a le plaisir de publier le magnifique texte de Timothée Guillemin sur le «Match de la Mort». Cette histoire s’est passée à Kiev, en ex-URSS, durant la Deuxième Guerre mondiale. Nous publions ce récit poignant et passionnant en trois parties.

(…) (La première partie du récit a été publiée le samedi 16 décembre)Le 19 Septembre 1941, les troupes allemandes s’emparent de Kiev et la population, consternée, les regarde entrer, impuissants devant l’horreur. Le 29 Septembre, la majorité de la population juive ukrainienne est emmenée au camp de Babi Yar, à 70 kilomètres de Kiev, et exécutée en silence. 33’771 Juifs périront en ce jour noir. L’horreur absolue. Le Major Walter s’allume une cigarette. Sa main tremble encore une fois. Elle ne s’arrêtera plus.
«Ne reste pas là, Sacha. Et surtout, ne t’approche jamais de ces gens ! Tu as compris ? Jamais ! Allez, file, et sois sage surtout.» Natalya et Nikolaï ne laissent rien transparaître de leur inquiétude en voyant les chars allemands entrer dans la ville qu’ils aiment tant. Nikolaï ne comprend pas. Ainsi, Staline les a-t-il abandonné ? Il ne veut pas y croire… Les discussions vont bon train à l’usine. Les plus fidèles sont convaincus que Staline a fait se replier l’Armée Rouge aux frontières de l’Oural, histoire de mieux concentrer les forces et d’amener les Allemands en territoire défavorable. Les plus hostiles au gouvernement pensent surtout que Staline est un faible qui les a laissé tomber. Nikolaï ne sait qui croire, il ne veut pas croire que Staline les a oublié, mais force est de constater que personne n’a défendu Kiev… Ou si peu. L’Armée Rouge, cette Armée Rouge que l’on chante tellement, est-elle vraiment défaite ? Il ne peut y croire.

La vie continue pourtant à Kiev et la fabrique de pain doit continuer à tourner. Le championnat de football s’est bien sûr arrêté mais Nikolaï est chanceux dans son malheur : les sportifs d’élite ne sont pas astreints à la guerre. Il voudrait pourtant se battre, mais que faire ? Il n’a pas d’arme et n’importe quelle action serait suicidaire. Mieux vaut continuer à survivre, et la survie passe par la collaboration avec l’occupant, en attendant le retour de l’Armée Rouge. Attendre… Survivre et attendre.
«Mon Major, puis-je vous parler ?»
«Qui êtes-vous, Sergent, que me voulez-vous ?»
«Sergent Röhmer, Section Ehringer, 3ème compagnie d’infanterie, Mon Major. Je me permets de vous déranger car…»
«Oui ?»
«Mon Major, je ne suis qu’un Sergent, mais la troupe se plaint, il n’y a bientôt plus rien à manger, la logistique ne suit pas…»
«Je sais, oui ! Sergent, venez-en aux faits ou sortez !»
«Mon Major, pardonnez-moi, mais il y a plus grave : nous sommes des soldats, nous sommes habitués, mais la population, elle… Ces gens n’ont rien à manger, ils sont fatigués, sont sans espoir. La rébellion commence, mon Major, deux soldats se sont fait agresser aujourd’hui, pour un morceau de pain. Les deux coupables, deux jeunes Ukrainiens, furent bien sûr immédiatement fusillés, mais on ne peut pas fusiller tout le monde, mon Major…»
«Nous fusillerons la population entière s’il le faut. Nous sommes en guerre, et notre mission est de tenir la ville, Sergent ! C’est tout ?»
«Oui, mon Major, c’est tout.»
«Sortez, Sergent, merci.»
«Ah, encore une chose… Un monsieur ici aimerait vous voir, un certain Iossif Kordik, un industriel de la ville, propriétaire d’une fabrique de pain. Je le fais entrer ?»
«Oui, et refermez la porte, Sergent Röhmer»
Nikolaï et Natalya prient. Ils ne connaissent pas spécialement Dieu, mais ils croient que quelqu’un entendra leur prière. Ils prient pour le petit Sacha, au milieu d’eux. Ils veulent croire que cet enfant a un avenir, un avenir qui ne soit pas allemand. Les Allemands ne sont pas un occupant si terrible, mais la vie n’est pas facile. L’hiver est rude et les réserves de nourriture s’amenuisent. Il sera délicat de passer l’hiver et l’atmosphère en ville devient tendue. Tous ses coéquipiers du Dynamo Kiev travaillent dans la fabrique de pain de Iossif Kordik et ils sont bientôt les derniers hommes vigoureux en ville. Ils aimeraient tous entreprendre quelque chose, mais le risque est trop grand. Une rébellion, c’est un suicide assuré. Nikolaï et Natalya prient. Ils prient pour que l’espoir renaisse dans cette ville de Kiev qu’ils aiment tant. Ils savent les deux que l’espoir est en train de mourir. Aucun enfant ne naît à Kiev et la population se meurt lentement. Il y a six mois, Nikolaï voyait de l’orgueil et de la fierté dans le regard de ses concitoyens. Il n’y voit plus que de l’indifférence et de la résignation. Ils prient, et ils pleurent.
Heinrich Walter respire profondément, comme il aime à le faire avant de prendre une décision lourde de conséquences. Eh bien soit ! Cet homme d’affaires, ce Iossif Kordik, a sans doute raison : la meilleure manière de calmer la population, c’est encore «Panem et Circenses». L’armée allemande n’a pas de pain à offrir, elle offrira des jeux à la population kiévienne. Ils veulent des jeux, ils en auront. Laissons passer l’hiver, comptons les survivants et organisons un championnat de football. Une équipe allemande d’élite, quelques équipes hongroises et roumaines, les alliés de l’axe, une équipe de Kiev, des matches aller-retour et le tour sera joué ! Il suffit de quelques courriers et l’affaire sera réglée. La population se calmera et la situation rentrera dans l’ordre, ce qui plaît au méticuleux Major. Début du championnat : Mars 1942 !
La nouvelle est accueillie par des cris de joie dans l’usine de Iossif Kordik ! Ainsi, le Dynamo Kiev pourra rejouer ! Comment ça, pas sous le même nom ? Comment s’appeler alors ? Vous dites ? FC Start ? Ah tiens, oui, un nouveau départ, très bien. Et les maillots ? Vous vous occupez de tout, M. Kordik ? Et on pourra voyager, aller jouer en Roumanie, en Bulgarie ? L’excitation est à son comble, et même le ventre vide, les Ukrainiens croient à leur chance. Il faut recommencer à s’entraîner, il faut avertir tout le monde !
Les premiers matches s’avèrent du menu fretin pour le FC Start. Les Hongrois sont balayés à Budapest, les Roumains viennent perdre à Kiev et la petite partie de la population qui voyait encore les footballeurs comme des traîtres collaborant avec l’ennemi change bien vite d’avis en voyant l’enthousiasme que génère le FC Start. L’engouement est énorme, les gens félicitent leurs nouveaux héros et les accusations de traîtrise sont bien vite oubliées. Les ventres sont vides, mais les coeurs sont au chaud et cela compte aussi. Le vent de l’espoir souffle à nouveau sur Kiev et Nikolaï Trusevich le sent bien. Lui qui cherchait un moyen de se battre, il l’a trouvé ! En gardant sa cage inviolée, il fait renaître l’Espérance dans le regard de ses concitoyens. Pouvoir à nouveau imaginer l’avenir est la plus belle des récompenses pour Trusevich et sentir à nouveau la fierté dans le regard de ses concitoyens est son orgueil.

Le Major Walter est content de son idée, mais il a peur d’avoir crée un Monstre Incontrôlable. Certes, la population est enthousiaste, mais peut-être la folie va-t-elle un peu loin. Il est temps de mater ces Ukrainiens : ses troupes d’élite s’en chargeront. Le Flakelf est l’unité d’élite de la Luftwaffe, des sportifs sur-entraînés, tous footballeurs avant la guerre. Ils auront vite fait de mater les Ukrainiens et de les faire redescendre sur terre. Le 6 Août sera le jour de leur défaite. Ce jour-là, le Flakelf viendra au stade Zenit et là, fini de rire.
Le 6 Août donc, le stade Zenit est comble, les Ukrainiens font la fête à leur équipe, ils applaudissent à tout rompre les Makar Goncharenko, Alexeï Klimenko et bien sûr leur Nikolaï Trusevich, si fantasque, si grande gueule. Ils l’aiment tellement, leur gardien… Les joueurs du FC Start ont l’air fatigués, ils sont sous-alimentés. Rien ne laisse transparaître leur statut de footballeur d’élite et la foule ne peut se retenir un cri à mi-chemin entre l’admiration et la crainte en voyant déferler sur le terrain les superbes athlètes de la Luftwaffe. Bien nourris, entraînés, en pleine forme… Le FC Start n’a aucune chance. Et pourtant.
Et pourtant, après avoir subi la loi des Allemands dans le premier quart d’heure, encaissant le premier but, les Ukrainiens se reprennent et suite à une formidable démonstration collective, l’emportent 5-1 ! La foule est en délire mais l’atmosphère reste bon enfant. Le match sera interrompu dix minutes avant la fin et les joueurs du FC Start sont portés en triomphe par le public. Tout le monde reste très calme pourtant, la crainte de représailles est trop forte. Même l’exubérant Trusevich reste étonnamment calme, comme s’il se doutait de quelque chose.
Quel affront pour les Allemands et le Major Walter ! Certes, il a réussi à faire régner l’ordre par la crainte, mais enfin, les Ukrainiens rient sous cape, il le sait, il le sent. Il faut rétablir cette situation. La solution trouvée est simple : une revanche sera organisée dans trois jours. Et les Allemands gagneront. Coûte que coûte. (…)
Suite et fin… 

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