Le Match de la Mort, troisième et dernière partie

Ami lecteur, Carton Rouge a le plaisir de publier le magnifique texte de Timothée Guillemin sur le «Match de la Mort». Cette histoire s’est passée à Kiev, en ex-URSS, durant la Deuxième Guerre mondiale. Nous publions ce récit poignant et passionnant en trois parties.

Des affiches sont donc placardées dans tout Kiev et les Ukrainiens, si discrets, ne peuvent s’empêcher de crier au scandale. Ils ont gagné ce match et n’ont pas l’intention de s’en laisser conter. Quelques menaces ramèneront le calme et c’est sous un joli soleil que le stade Zenit ouvre ses portes au Match de la Mort en ce 9 Août 1942. Le FC Start entre en premier sur la pelouse, sous les acclamations des 45’000 spectateurs. La foule est déchaînée, avant même le début du match, et s’en prend déjà très bruyamment au secteur d’officiels allemands qui regardent le match depuis le bas des tribunes face au rond central, entre les deux bancs de touche. Les invectives vont bon train et le Major Walter ne se sent pas à l’aise. Il assiste à un match de football pour la première fois de sa vie et sent bien que la foule est hostile. Il espère néanmoins que tout se déroulera comme prévu, il le faut, il en va de la réussite de sa mission. Kiev doit rester soumise, c’est indispensable. Heinrich Walter sait ce qu’il s’est passé dans les vestiaires il y a un petit quart d’heure maintenant. Ce qu’il s’est passé ? Rien de très grave : l’arbitre, un officier allemand, est entré dans les vestiaires et a informé le FC Start que chaque joueur devrait effectuer le salut nazi au moment de la présentation des équipes. Trusevich, en bon capitaine, a écouté, et n’a rien dit. Il a juste attendu que l’arbitre sorte, a réuni ses coéquipiers et leur a expliqué que faire ce geste équivalait à capituler. La peur a commencé à monter dans le vestiaire, mais Nikolaï Trusevich est resté très calme et a juste montré la voie à suivre à ses coéquipiers. Arrive donc le moment de la présentation des équipes. Les onze membres du Flakelf tendent donc le bras droit et font retentir le sinistre «Heil Hitler». Les regards se tournent vers le FC Start. Les onze joueurs se tournent vers la tribune nazie, tendent le bras droit bien en avant. Walter sourit, content de lui. La foule gronde, déçue. Ainsi, ses footballeurs ont-ils capitulé ? Sont-ils devenus des nazis ? Le dernier bastion de résistance est-il tombé ? C’est le moment que choisissent les onze joueurs pour rabattre leur bras contre leur poitrine et taper leur cœur avec leur poing en hurlant «FizkultHura !», jeu de mots très subtil qui signifie dans ce contexte «Vive le Sport !» . Le sourire arrogant de Walter disparaît aussi vite que monte la clameur de la fierté dans la foule, soulagée. Non, Messieurs les nazis, les Ukrainiens ne sont pas des lâches.
Le match débute aussi mal qu’avait débuté le dernier pour les Soviétiques, qui encaissent le 1-0 sur un tir en force d’un des quatre nouveaux joueurs allemands, amenés directement de Berlin par avion deux jours avant sur ordre du Führer lui-même ! L’excitation retombe un peu dans le stade, mais l’indignation reviendra bien vite après une dizaine de minutes lorsqu’un tacle assassin d’un défenseur allemand brise net la jambe de Makar Goncharenko, virevoltant ailier gauche du FC Start. Le joueur allemand s’en tire sans sanction et comme le FC Start n’avait aucun remplaçant, les voilà à 10 contre 11. Ils se battent avec courage, mais sont dominés par les Allemands, le match semble plié lorsque, à cinq minutes de la mi-temps, Nikolaï Korotkikh s’échappe sur la gauche et frappe puissamment de 30 mètres dans le petit filet du gardien allemand ! L’incroyable vient de se produire, les Allemands sont sonnés et la foule hurle son plaisir. Les Allemands engagent, et, comme troublés, perdent immédiatement le ballon sur Vladimir Balakin qui alerte Ivan Kuzmenko d’une longue balle. Celui-ci contrôle, élimine le dernier défenseur germanique et place le ballon sous le ventre du dernier rempart pour inscrire le 2-1 juste avant la mi-temps. Walter se lève et fait signe à l’arbitre de siffler la mi-temps dans un brouhaha indescriptible.

Les deux équipes regagnent donc les vestiaires pour ce qui restera dans l’Histoire comme l’une des plus incroyables mi-temps. Les joueurs du FC Start ne se disent rien. Ils sont trop fatigués, mais ils sont fiers et ils peuvent voir dans le regard de chacun toute la détermination qui émane de leur être. Balakin dira plus tard : «Dans chaque joueur existait une tempête intérieure dont les vagues jaillissaient du regard». Ils récupèrent simplement, entre eux, lorsque soudain claque la porte du vestiaire. Le Major Walter, l’arbitre et deux officiers armés de mitraillette pénètrent dans le vestiaire, violant ce lieu sacré. «Messieurs, félicitations pour votre performance, je vous admire beaucoup. Vraiment. Vous représentez dignement le sport soviétique. J’ai cependant une mauvaise nouvelle pour vous : ce match, vous allez le perdre.»
«Non, nous gagnons pour l’instant.»
«Trusevich, je savais que vous alliez ouvrir votre gueule. Alors faites-moi plaisir, fermez-la et écoutez-moi. Ou vous perdez dignement et tout se passe bien ou… Messieurs, vous êtes morts. Tous. A vous de voir.»
La porte claque et se referme sur les dernières illusions de la beauté du sport. Personne ne saura jamais ce qu’il s’est dit dans ce vestiaire après la sortie des dignitaires nazis. Cela regarde ces hommes et leur mémoire.
Le match recommence dans un bruit indescriptible et il ne faut que trois minutes aux Allemands pour égaliser et cinq pour reprendre l’avantage. Le Flakelf mène 3-2 et Walter sourit. Il a déjà suffisamment de sang sur les mains et il s’aperçoit que ces Ukrainiens ne sont pas difficiles à dompter. Ils font les fiers, mais parlez-leur avec une mitraillette et il ne reste que des enfants apeurés par la mort. La foule perd un peu de sa vigueur, mais continue à y croire, malgré l’apathie de ses joueurs. Et, comme en première mi-temps, le FC Start se rebiffe sous l’impulsion d’Alexeï Klimenko, 18 ans. Après une superbe action collective, le jeune homme peut égaliser sous les yeux médusés de la tribune allemande. Klimenko n’en restera pas là, il continue à mener le jeu avec l’insouciance de ses 18 ans et offre le but du 4-3 à Kuzmenko avant de profiter d’un service de Vassili Sukharev pour aller inscrire le 5-3 ! Le stade est en fusion, totalement incontrôlable et les soldats allemands commencent déjà à tirer dans la foule et à lâcher les chiens. Les cadavres tombent des tribunes, mais Klimenko continue son festival. Après avoir piqué une balle à mi-terrain, il dribble toute l’arrière-garde allemande, contourne le gardien, s’en va au but, mais arrête le ballon exactement sur la ligne et le laisse, immobile. Tout le monde le regarde, halluciné. Klimenko remonte le terrain, lentement, et se dirige vers la tribune nazie où il tend le bras droit et le rabat contre son cœur en hurlant «FizkultHura !». C’en est trop pour le Major Heinrich Walter, qui, humilié, fait arrêter le match et évacuer les spectateurs. Il ne reste bientôt plus que les joueurs et les soldats allemands, au milieu des cadavres fumants. Walter a un petit rire triste, il fait monter toute l’équipe dans une camionnette et celle-ci se dirige vers Babi Yar. Le Major Walter regarde sa main. Elle tremble. Un peu plus que d’habitude, lui semble-t-il.
Nikolaï regarde ses coéquipiers un à un. Il voit dans leurs yeux qu’ils pensent à leur femme, à leurs enfants. Ils n’ont même pas pu leur dire au revoir. Il voit aussi dans leurs yeux qu’ils sont fiers. Ils ont rendu l’espoir à la ville de Kiev, et chacun d’eux, à cet instant, est convaincu que ce sacrifice vaut la peine. Trusevich regarde Klimenko. Il pleure, il se sent responsable. Ses coéquipiers le rassurent. Il est un héros. Il meurt en héros, exécuté en premier par les nazis, d’une balle dans la nuque. Ivan Kuzmenko le suivra dans l’au-delà, puis Nikolaï Korotkikh. Nikolaï Trusevich les regarde s’en aller. Il sait que son tour viendra, il est prêt. Un coup de crosse dans la nuque le fait se mettre à genoux, il se relève, félin : «Krasnii Sport ne umriot» seront ses dernières paroles. Non, Nikolaï, le Sport Rouge ne mourra jamais. Pas tant que vivra ton souvenir.
Kiev sera libérée par l’Armée Rouge le 6 Novembre 1943. L’Espérance sert à attendre, mais même l’Attente la plus dévastatrice a une fin. L’Attente de la ville de Kiev est une histoire de héros qui ont combattu les nazis à leur façon en rendant l’espoir à une population qui n’en avait plus. L’histoire ne dit par contre pas si la main du Major Heinrich Walter tremble encore aujourd’hui. Personnellement, je pense que oui.

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