Alejandro Valverde, le cycliste infini

Professionnel depuis 2002, Alejandro Valverde est le coureur le plus complet de ce début de 21ème siècle. L’Ibère de 39 ans, qui a débuté sa carrière sous l’ère de Lance Armstrong et la finit actuellement face à des adversaires qui pourraient être ses fils, est l’incarnation même du cycliste total qui a su traverser les époques envers et contre tout. Dieu vivant dans son Espagne natale qui lui a tout pardonné, El Bala divise toujours autant à l’international où les suiveurs attendent impatiemment sa retraite pour tourner enfin la page des années sombres du dopage de masse dans le vélo.

Se plonger dans la carrière d’Alejandro Valverde est quelque part une immersion dans le mysticisme du sport cycliste contemporain. En 18 ans de carrière professionnelle, l’homme aux 127 victoires a tout vécu, tout gagné, tout escaladé comme tout nié. Le Murcian est quelque part un condensé à lui seul de tout ce que le vélo a de pire et de meilleur à nous proposer. Aux succès précoces acquis dans une époque où EPO et transfusions sanguines régentaient la majorité des podiums jusqu’à ceux d’aujourd’hui où le passeport biologique ne permet plus de jouer impunément avec la seringue, Valverde est toujours là, du haut de ses 39 ans et demi, quasiment ras bord, quasiment au même niveau, voire par moment encore plus fort qu’au milieu des années 2000 lorsqu’il faisait la nique à Lance Armstrong en personne dans la montée de Courchevel sur le Tour de France !

Alors que tous les adversaires de son âge se sont retirés pour partager du bon temps en famille ou parader sur des plateaux de télévision, lui court toujours, comme si de rien n’était. A un âge canonique pour un sportif de haut niveau, il apparaît même toujours aussi fluet et motivé. Il faut dire que Valverde a tout mis en place depuis des années pour faire durer le plaisir. Contrairement aux autres grands champions cyclistes espagnols de son époque, il a toujours refusé l’exil fiscal dans le froid des montagnes andorranes ou suisses pour ne pas altérer ses habitudes, lui qui jeune ne supportait déjà pas de courir dans le nord de l’Espagne pour tenter de percer dans l’équipe réserve de la grande Banesto basée à Pampelune. Quand les journalistes viennent l’interroger sur cet anachronisme, Alejandro répète son attachement viscéral à sa région méridionale de Murcie, comme au fait de payer ses impôts dans son pays qui lui a permis de passer coureur cycliste professionnel au début du siècle.

Jeune, Alejandro ressemble à un petit gros mais El Imbatido gagne déjà partout où il passe.

Par son comportement, le Murcian est un ambassadeur de la vieille Espagne traditionnelle, avec tous les excès que cela comporte. Hyper méfiant du monde extérieur, il aura effectué toute sa carrière à domicile, au sein de deux équipes hispaniques : la Kelme à ses débuts entre 2002 et 20005, puis la Movistar depuis où, par son ancienneté, il apparaît aujourd’hui autant comme un coureur cycliste qu’un directeur sportif tellement il bénéficie d’une programmation sur mesure. Il répond uniquement aux interviews en castillan sans se préoccuper des médias étrangers qu’il snobe avec méticulosité depuis toujours. Ayant grandi dans le culte total du roi Miguel Indurain, Alejandro reproduit quelque part le schéma du champion de son enfance qui ne s’embarrassait pas de se faire apprécier hors de sa Navarre. Cela tombe bien car on lui a toujours cherché un tas d’histoires au nord des Pyrénées, en France comme en Italie, comme cette obsession de l’interroger sur son implication dans l’affaire Puerto en 2006.

Alors qu’il échappe dans un premier temps à toute sanction sportive, contrairement à Jan Ullrich ou Ivan Basso qui se retrouvent vite diabolisés, le Comité national olympique italien lui prélève son sang lors de l’étape de repos du Tour de France 2008, à Cuneo, pour le comparer avec celui de la poche « Valv-Piti » retrouvée dans le cabinet du docteur Eufemanio Fuentes par qui est arrivé le scandale sanitaire deux ans plus tôt. Logiquement, le plasma récupéré dans le Piémont est bel et bien le même que celui de son prétendu chien Piti qui servait de nom de code dans le laboratoire du plus sulfureux préparateur chimique de l’époque. Valverde se retrouve par conséquent interdit de toute compétition sur le territoire italien pour deux ans, ce qui le privera du Tour de France 2009 faisant une incursion de l’autre côté des Alpes. En mai 2010, sa suspension sera même étendue au niveau mondial jusqu’au début de l’année 2012 pour mettre fin à sa première partie de carrière.

Photo exclusive de Piti Valverde, célèbre berger allemand de Murcie des années 2000 qui stockait son sang dans un laboratoire madrilène secret en prévision de ses vieux jours.

Pendant sa suspension pour dopage, le Murcian continue de nier le fait d’appartenir à la liste des clients du docteur Fuentes. Il se replie sur lui-même avec sa femme Natalia et ses trois fils qui lui sont d’un grand secours dans sa petite villa de Las Lumbreras de Monteagudo, où il réside toujours aujourd’hui. Amateur de grosses voitures, il part alors faire des virées en Ferrari bien qu’il ait toujours préféré Eufemanio Fuentes à Michele, le médecin secret de Lance Armstrong lui ayant permis de remporter sept Tours de France. Valverde avouait récemment dans un documentaire sur une chaîne espagnole que cette période difficile de sa vie, au début de la trentaine, lui avait coûté des vertiges sur le vélo comme une grosse dépression dans la vie. Cela lui avait fait prendre conscience également combien il aimait son sport et combien cela lui permettait encore aujourd’hui d’enfourcher sa bicyclette chaque matin avec passion, en s’entraînant aussi bien seul qu’avec un groupe d’amis de sa région, le Balaverde Team qui le suit partout à travers le monde, confirmant bien que le Murcian est toujours resté un garçon simple, un homme du peuple.

Lorsqu’il revient aux affaires en 2012, son équipe Caisse d’Épargne, devenue entre-temps Movistar, lui réitère sa confiance comme si de rien n’était. Alors que tous les coureurs impliqués dans l’affaire Puerto peinent à retrouver un employeur, El Bala reprend le fil de sa carrière cycliste sans problème, en totale impunité, ce qui a le don d’attiser certaines jalousies dans le peloton. Valverde est intemporel. Valverde est éternel. Il gagne une étape dès sa course de reprise en janvier au Tour Down Under, en Australie. Culturellement, les soupçons de dopage se dissipent toujours en Espagne avec la victoire. La suspension d’Alberto Contador, arrêté à son tour pour une sombre affaire de viande avariée, lui permet également d’éviter d’accaparer toute l’attention médiatique. Vainqueur de la Vuelta 2009 malgré un genou endolori, Alejandro pense pouvoir remporter une seconde ronde ibérique, mais il est barré en septembre 2012 par le retour fulgurant du Pistolero de Pinto, son rival de toujours, qui répond maintenant à la presse en anglais et défiscalise sans honte le long du lac de Lugano, dans le Tessin, pour fuir les polémiques en Espagne.

Quand tu règles Lance Armstrong sur le Tour de France pour faire un cadeau à tes parents…

L’Espagne qui chérit ses deux champions depuis une décennie commence à se déchirer entre Alberto Contador, le mondialiste qui pétarade dorénavant pour l’exubérant milliardaire russe Oleg Tinkoff, et Alejandro Valverde, le patriote qui roule toujours pour la petite téléphonie mobile espagnole Movistar. Les aficionados de la petite reine doivent maintenant se définir comme contadoristas ou valverdistas, comme la France avait au siècle dernier ses anquetilistes (admirateurs du bourgeois Jacques Anquetil) et poulidoristes (supporters du paysan Raymond Poulidor).

Mais un troisième larron se découvre sur le tard en la personne de Joaquim Rodríguez. Ancien auxiliaire de Valverde chez Caisse d’Épargne, le petit Catalan devient son principal rival sur les classiques vallonnées d’un jour, comme sur les courses par étapes d’une semaine. La rivalité entre les deux hommes atteint son paroxysme sur la course en ligne des Mondiaux de Florence, en Italie, où Purito s’échappe pour aller glaner le titre, neuf ans après le dernier sacre espagnol de Oscar Freire. Valverde n’a alors plus qu’à contrôler Rui Costa et Nibali réputés être moins rapides que lui au sprint. Mais Alejandro, déjà multiple médaillé d’argent et de bronze aux Mondiaux, n’entend pas se faire voler la vedette par son ancien porteur d’eau ayant choisi de s’émanciper chez Katusha pendant sa suspension pour dopage. De plus, le Murcian est ami avec le Portugais Rui Costa qu’il côtoie tout le restant de l’année chez Movistar. Alors il prétexte une mauvaise sortie de virage à 1,5 km de l’arrivée pour laisser filer le Lusitanien. Ce dernier revient dans les 500 derniers mètres sur Rodríguez et le règle implacablement au sprint. L’Espagne accable alors l’égoïsme de Valverde qui refuse de sécher les larmes de son équipier anéanti en conférence de presse, tout en félicitant Rui Costa du coin de l’œil, pendant que Contador sirote circonspect un mojito en terrasse sur la Riviera tessinoise.

Crime de haute trahison et conférence de presse surréaliste aux Mondiaux de Florence en 2013 !

Malgré la place retrouvée de numéro 1 mondial et des victoires de prestige à la Flèche Wallonne et la Clásica San Sebastián, 2014 est une année de frustration pour Valverde avec un nouveau podium manqué au Tour de France (4ème devancé par Nibali, le vieux Péraud et le jeune Pinot) et une maigre consolation sur la Vuelta (3ème derrière le duo infernal Contador – Froome) comme aux Mondiaux de Ponferrada (3ème également derrière Kwiatkowski et Gerrans). A domicile, l’Espagne est favorite sur un circuit vallonné mais manque une nouvelle fois de coordination entre Valverde et Rodríguez qui ne se supportent définitivement plus. Le sélectionneur Javier Mínguez, déjà responsable du désastre de Florence, devra attendre la retraite de Purito pour enfin fédérer une équipe au service exclusif de son leader intemporel.

En 2015, si Valverde échoue une énième fois à remporter l’Amstel Gold Race (2ème au sprint derrière Kwiatkowski, son bourreau de Ponferrada), il signe à 35 ans un authentique doublé Flèche Wallonne – Liège, comme en 2006 lors de sa première partie de carrière. En juillet, il décroche enfin son Graal : une 3ème place au Tour de France. Pour hisser enfin son vieux leader sur le podium de la plus grande course du monde, Movistar aura dû sacrifier les rêves de victoire de Nairo Quintana face à Chris Froome, prouvant une nouvelle fois que la carrière du Murcian passait bien avant celle du petit Colombien exilé en Espagne.

Libéré de son obsession de podium sur la Grande Boucle, Valverde s’engage pour la première fois de sa carrière sur le Giro en mai 2016. Depuis que le Comité national olympique italien l’a accusé de dopage en 2008, El Bala entretient une inimitié féroce avec l’Italie, symbolisée par sa rivalité avec le champion transalpin Vincenzo Nibali. Les deux vieux briscards se font la guerre pendant trois semaines dans la Botte. Si le Requin de Messine décroche in extremis un second maillot rose à Turin, Valverde termine 3ème de la course avec une victoire d’étape en prime à Andalo. Sans son léger passage à vide dans les Dolomites, il aurait même pu remporter un Giro extrêmement disputé cette année-là. Qu’importe car avec ce podium rose à son premier essai, le Murcian devient l’un des rares coureurs de l’histoire à être monté sur le podium de chacun des trois Grands Tours. Pour magnifier sa légende, il courra et finira même cette saison, à 36 ans, pour la seule fois de sa carrière le Giro (3ème), le Tour (6ème) et la Vuelta (12ème) remportée par son coéquipier Nairo Quintana.

Alejandro Valverde, 17 ans de carrière dont la moitié partagée avec un sherpa des Andes.

Jamais rassasié, El Bala survole une nouvelle fois le début de saison en 2017. Il remporte les quatre grandes courses du calendrier espagnol (Tour d’Andalousie, de Murcie, de Catalogne et du Pays basque) avec une facilité déconcertante, devant un Alberto Contador médusé qui s’apprête à tirer sa révérence. Euphorique, il enchaîne avec un troisième doublé Flèche Wallonne – Liège sur les Ardennaises. A 37 ans, Valverde sait toujours tout faire mieux que personne. Remporter des sprints en petit comité comme gagner en solitaire. Briller sur les courses par étapes d’une semaine comme sur les classiques d’un jour. Semblant rajeunir comme Benjamin Button, Movistar en fait son leader secret pour le Tour. Mais Alejandro ne verra jamais la France, sa Grande Boucle se finissant prématurément, rotule explosée, dans une barrière détrempée de Düsseldorf (en l’honneur au maladroit pilote de Formule 1 Jenson Button, plus qu’à l’immortel Benjamin pour le coup) où se tient le prologue de la grande messe de juillet.

Là où bon nombre de coureurs cyclistes auraient pris leur retraite à un âge aussi avancé, Valverde se soigne calmement à Murcie pour repartir au combat sur les routes comme si de rien n’était. Insubmersible, il écrase de nouveau le début de saison 2018 en décrochant les Tour de Valence, d’Abou Dabi et de Catalogne. Équipier au Tour de France en soutien de Quintana et Mikel Landa, Javier Mínguez lui demande de courir la Vuelta en dedans pour se donner toutes les chances de décrocher enfin l’or mondial à Innsbruck. Mais El Bala n’arrive décidément pas à se détourner comme ça des classements généraux. Il remporte deux étapes sur son Tour d’Espagne qu’il est encore en mesure de remporter à 48 heures de l’arrivée. Craquant dans l’étape reine en Andorre, il termine finalement 5ème à Madrid et s’attire les foudres de Mínguez qui l’envoie dans l’urgence en stage de régénération dans la Sierra Nevada avec tous ses coéquipiers à son service. Le sélectionneur espagnol a eu le nez creux puisque, le 30 septembre 2018, son leader devient enfin champion du monde sur route en Autriche, après 15 ans d’essais infructueux, grâce à une équipe ibérique soudée comme jamais.

Coureur au grand cœur, El Bala offre son maillot arc-en-ciel à un jeune tennisman majorquin.

A 38 ans et demi, Valverde remporte donc la dernière grande course qui manquait à son incroyable palmarès, le fameux Mondial après deux médailles d’argent (la première en 2003 au Canada, il y a de cela déjà 15 ans) et quatre de bronze (la dernière en 2014 en Espagne, à Ponferrada). Même ses deux grands rivaux historiques Alberto Contador et Joaquim Rodríguez l’ovationnent sans arrière-pensée. En vérité, c’est toute l’Espagne qui s’agenouille devant l’exploit historique de Don Alejandro. Au diable le sang congelé chez Fuentes, la rivalité avec Contador comme la trahison avec Rodríguez. A l’inverse du reste du monde qui le voit toujours comme le dernier des Puertistes, symbole des sombres années du dopage sanguin, la victoire efface toujours toutes les polémiques au sud des Pyrénées. Coureur le plus complet du 21ème siècle, Valverde défile fin 2018 avec son maillot arc-en-ciel sur le dos, à l’arrière d’une grosse voiture décapotable, dans sa ville natale de Murcie où, en reconnaissance à ses exploits accomplis depuis 15 saisons, une avenue portant son nom s’apprête à être inaugurée.

Malgré les années qui passent, le Murcian fera honneur à son paletot de champion du monde tout au long de cette saison 2019, avec en point d’orgue une 2ème place sur la Vuelta, Grand Tour national à son image qu’il affectionne tout particulièrement du haut de ses 7 podiums, le premier décroché en 2003 alors qu’il était encore inconnu du grand public. Impuissant sous le déluge glacial du Yorkshire cet automne, El Bala rêve déjà de reconquérir l’arc-en-ciel en 2020 sur le circuit hyper sélectif de Martigny, chez nos braves voisins valaisans. Parce que celui qu’on surnomme aussi El Imbatido, en référence à ses 50 victoires consécutives entre 11 et 14 ans dans le sud-est de l’Espagne, n’a toujours pas décidé de raccrocher son vélo à bientôt 40 ans. Quintana, Landa et Carapaz chassés cet hiver de Movistar sur ses recommandations, le vieil Espagnol aura les coudées bien plus franches l’an prochain dans sa deuxième maison. En marge du Mondial disputé dans la cité natale du guignolesque Christian Constantin, il envisage également de devenir, pour la première fois de sa carrière, champion olympique sur le circuit exigeant de Tokyo, au Japon. Parce que finalement avec Alejandro Valverde, le cycliste infini, l’histoire ne s’apparente jamais comme totalement finie.

A propos Thierry Bientz 47 Articles
Après avoir parcouru 250 000 kilomètres à vélo en 20 ans, j'ai décidé de prendre un peu la plume pour raconter le cyclisme...

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