Sans Queue ni tête

Pour la première fois depuis juillet 2019 (covid puis engagement en qualité de garde du corps orange-kaki d’une barrière du Tour de France 2022 obligent), Carton-Rouge s’est payé le luxe d’envoyer un de ses médiocres plumitifs du côté de Church Road à l’occasion de la tenue du troisième événement sportif le plus prestigieux de la Création juste derrière les Jeux européens de beach soccer et le Giron de Cutigny. Plongée dans les méandres de la file indienne qui mène du Pays de Vaud au Temple du tennis.

Dimanche 2 juillet

12h15: Le monde est petit. L’agglomération lausannoise encore plus apparemment. On débarque à peine sur le quai de notre TGV Lausanne-Paris qu’on se rend compte que notre presque-voisin de place ne nous est pas inconnu. Au plus grand soulagement de tous – pas mal de lecture était prévue d’un côté, quelques podcasts de l’autre – un quidam (parfaitement inconnu de tous cette fois) s’assied entre nous. Le soulagement dure à peu près 13 secondes et 6 dixièmes, le temps pour nos orifices olfactifs de déceler le fait que notre homme souffre déjà quelque peu de la chaleur. Fort heureusement, la douce senteur de son sandwich couvre rapidement tout le reste. Et le voyage ne dure que 3h56 après tout.

12h41: Certains imaginent que Paris est notre destination finale et nous font des demandes indécentes.

12h43: On a à peine dépassé La Sarraz en direction de Pompaples qu’il commence à pleuvoir. Pas de doute, ce train sait où on va et nous aide à nous mouiller la nuque. Littéralement.

Bienvenue à Pompaples upon Tyne.

13h53: Pour ceux qui ont déjà utilisé leurs 600 tweets quotidiens, on en partage un qui nous a fait pouffer. Oui, pouffer et pas hurler de rire car notre voisin tape fébrilement des lignes de code (non, ceci n’est pas une faute de frappe) depuis une bonne heure et demie et on a peur qu’Internet implose si on le fait sursauter.

Depuis qu’Elon a décidé de montrer les Muskles, on ne peut même plus consulter Twitter sans compte. 

14h18: En parlant de Twitter, un compte hispanophone semble annoncer l’apparition d’un bandage à la cuisse de Carlos Alcaraz sur les courts d’entraînement de SW19. Game over. Tournoi masculin officiellement bouclé. Le dernier % d’espoir qu’on s’était forcé à garder en nous est définitivement enterré. Place aux dames !

15h42: « Je suis le conducteur de ce train. Nous avons quitté Dijon avec un retard de 11 minutes suite à un problème de signalisation. J’ai rattrapé un petit peu, nous roulons à une vitesse de 312 km/h et le retard n’est plus que de 4 minutes. » Frimeur, va. On arrivera tous à Noël en même temps quand même.

16h24: L’arrivée à Paris et le rappel qu’on ne parle pas la langue locale sont brutaux. On nous parle d’ailleurs immédiatement anglais à la simple vue de notre passeport à croix blanche. On s’enhardit quand même en essayant de commander un cannelé chez Paul et on se retrouve avec un sandwich au poulet. Pardon, « au poulé *expiration* », d’où la méprise. Il est peut-être temps pour nous de tomber sur le professeur Higgins à Covent Garden, histoire d’améliorer notre intonation.

16h49: Comme on nous a fourgué un ticket de métro non valide dans le TGV, c’est parti pour une file sans fin aux machines probablement mises en place à peu près en même temps que la presse mécanique à caractère alphabétique mobile métallique vu leur degré d’usure (quand elles ne sont pas tout simplement en dérangement). Joie.

17h00: Arrivée du RER D en direction de la Gare du Nord. Comme l’indication à l’avant du véhicule n’a évidemment rien à voir avec l’affichage sur la voie, on brûle un cierge mental en espérant très fort que ce soit le bon. Notre cierge se consume d’ailleurs entièrement en attendant que l’équivalent de la population du district d’Echallens se déverse d’une rame aussi fatiguée que la plateforme. Toutes deux feraient d’ailleurs passer Joe Biden pour un jeune freluquet hyperactif. Bon, on se dépêche un peu quand même, le couvre-feu est à 21h en ce qui concerne les transports en ces temps troublés de vandalisme de masse et on a encore un Eurostar à prendre.

P.S. Et donc cette ville organise les JO l’année prochaine ?

22h05: La nouvelle tombe un peu plus d’une heure et demie après notre arrivée à Londres: forfait de Nick Kyrgios. Tant pis, on met quand même le réveil à 3h20 pour rejoindre la fameuse Queue demain matin.

Lundi 3 juillet

3h20: Nom de dieu, on a vraiment fait ça. Bon, ben allons-y alors. Une balade vivifiante au (tout) petit matin dans les rues de Southfields, y’a que ça de vrai.

Notre vision longue-distance à cette heure-là est pareille, voire pire, quand la lumière est allumée. On ne pensait pas qu’un œil pouvait se plisser à ce point.

3h47: Arrivée à Wimbledon Park, point de départ de la mythique Queue menant au plus légendaire des tournois de la galaxie. Notre Queue card arbore fièrement le numéro 1428, c’est-à-dire la garantie d’un billet pour un des trois show courts, puisque 500 sésames pour le Centre Court, 500 pour le Court 1 et enfin 500 pour le Court 2 sont proposés chaque jour aux 1500 premiers arrivés (voire plus si certains élus préfèrent une entrée pour les courts annexes ou ont oublié leur carte de crédit à la maison). Plus que 6h13 d’attente avant l’ouverture des portes du paradis terrestre. Autant vous dire qu’on vous parle ici d’une simple formalité administrative.

On notera encore que fumer dans la Queue est interdit alors que la consommation excessive d’alcool n’y est que « fortement découragée », selon A Guide to Queuing reçu en même temps que notre carte.

4h30: Le premier réveil retentit dans une tente voisine et passablement exiguë par ailleurs. Tel le sac à main de Mary Poppins, trois personnes – qui ont probablement passé la nuit pliées en quatre – en sortent tour à tour. Eh oui, si vous êtes campeur dans l’âme complètement frappadingue, il y a moyen de commencer l’exercice dès le dimanche après-midi précédent l’ouverture du tournoi à 14h et ainsi s’assurer le choix entre tous les billets disponibles à peine 18 heures plus tard pour le Jour 1. Facile.

Il y a les petits et les gros budgets…

7h30: On aperçoit enfin la première bouteille de rouge entamée chez des compagnons de supplice. Ouf ! L’apéro commençait à se faire attendre. Pour le premier « POP ! » d’ouverture de champagne, il faudra encore attendre une petite demi-heure, le temps que la fête d’anniversaire des 30 ans d’un de nos voisins – affublé d’un chapeau pointu du genre fête de Nouvel An tout comme ses invités munis d’une sorte de chaises longues gonflables du plus bel effet – démarre après une partie de pétanque préliminaire. A ce moment-là, la… queue (il y en aura quelques unes aujourd’hui) menant au café, mais surtout aux… burgers, hot dogs et frites copieusement aspergées de ketchup et mayonnaise est déjà aussi longue que l’attente entre deux services de Marin Cilic.

Un lundi normal à l’heure du petit déj’ à Wimbledon Park en somme.

Il commence à faire soif. Pour notre part, on vomit un petit peu dans notre bouche rien qu’à la vue de cette topette avant même le premier cock-a-doodle-doo du rooster local.

7h56: Le soleil est levé depuis belle lurette et contre toute attente on se les pèle toujours. On demande à notre voisine septuagénaire ce qui a bien pu arriver à l’été britannique. Elle nous répond qu’on l’a manqué de peu, c’était la semaine dernière.

Bref passage de 13 à 15 degrés. Merde, j’ai mis où la crème solaire ?

8h56: On reçoit enfin le si précieux bracelet qui nous garantit de pouvoir acheter un billet pour le Court 2 dans à peu près une heure. Enfin c’est ce qu’on croit en se basant sur 12 ans d’expérience des lieux, bienheureux naïf que nous sommes.

A 8h19, au moment de tomber sur ce panneau fatidique, on se dit que ça va aller, on va tenir la dernière heure (allez, 90 minutes dans le pire des cas) qu’il reste avant de pouvoir passer la sécurité et acheter notre billet.

9h38: C’est là qu’on aurait dû commencer à se méfier. Alors qu’on se remet enfin à vaguement bouger en direction de la lointaine tente dédiée au contrôle de sécurité, un Honorary Steward – sorte de bénévole de plus de 200 ans capable de bosser au moins 12 heures d’affilée sans déambulateur – nous annonce qu’on est 9000 dans la Queue, dont environ 7500 inconscients derrière nous donc.

On ne le sait pas encore à ce moment-là, mais selon certaines sources, ce chiffre n’avait jamais dépassé 6000 sur la quinzaine entière à la même heure en 2022. Il s’élèvera à plus de 11’000 au total et les derniers n’entreront dans le Temple que vers… 17h. On nous souffle que le moment où les stewards sont arrivés à court de Queue Cards aurait pu coïncider avec une prise de conscience de la catastrophe en cours sous leurs yeux trop flegmatiques pour être ébahis, mais on se trompe sans doute.

Et puis… plus rien. 2h30 passent et on ne bouge plus. On a droit aux rumeurs sur la présence des activistes environnementaux de Just Stop Oil qui ont sévi sur plusieurs manifestations sportives (dont un match de cricket, on les comprend, qui ne voudrait pas interrompre un truc pareil de toute urgence ?) récemment à coups de peinture orange, débouchant sur des mesures de sécurité plus invasives et donc plus chronophages pour éviter tout drame acrylique. Mais en réalité on n’en sait rien du tout et personne n’est capable de nous donner une quelconque information de valeur sur les raisons de cette attente aussi démesurée qu’un avant-bras de John Isner. Nos 13 ans de médiocres et moyennement loyaux se(r)vices à la PC nous disent néanmoins que lorsqu’autant d’individus vêtus de chasubles orange fluo sont agglomérés dans un aussi petit périmètre, l’incompétence crasse n’est jamais loin.

La surface a l’air particulièrement lente cette année. On peut vous aider à rien foutre peut-être ?

Quand on est entassé dans une file pour le Court 2 dont les matches ont commencé depuis plus d’un tour d’horloge et que l’espace vert ci-dessus est réservé aux possesseurs de billets pour les annexes qui arrivent au compte-goutte et sont en train de nous dépasser alors qu’on avait 7h d’avance au départ, le tout sans possibilité de changement ou de la moindre tentative d’adaptation, il y a moyen de penser que même notre neveu de deux ans aurait pu passer entre les mailles du filet en fibres recyclées mis en place par cette équipe de choc. D’autant que les locataires du Centre Court et du Court 1, dont les matches ne commencent pas avant 13h voire 13h30, sont d’ores et déjà passés comme des fleurs. Le tout pendant que les bénévoles du coin commencent à se faire méchamment engueuler de toutes parts alors qu’ils ont à peu près le même clearance level qu’un responsable surgelés de la Migros en termes de pouvoir décisionnel dans cet authentique désastre.

Voir le docte préposé à la vérification de notre sac secouer notre crème solaire d’un air pensif pendant 23 bonnes secondes à la recherche d’une arme de destruction massive ne nous a pas vraiment fait changer d’avis global sur cette faillite organisationnelle digne de la chute du Credit Suisse. Observer son très jeune collègue en charge des billets (mais seulement ceux du Court 2 hein, les autres c’est une autre file) découper méthodiquement (et incroyablement lentement) un bout de notre bracelet « Court 2 » à notre entrée (mais pour quelle raison ??) avec une minuscule paire de ciseaux non plus. Bref, il est 13h19 et on est dans la place.

14h31: On a vu les deux derniers jeux du Pegula-Davis d’ouverture et le premier set (6-2 en 21 minutes, c’est-à-dire autant de temps qu’il en faut pour avancer de 7 cm dans la Queue) d’un Goffin-Marozsan d’autant plus soporifique qu’il se déroule en lieu et place d’un Goffin-Kyrgios légèrement plus attendu et… voilà qu’IL PLEUT. Ben oui, pourquoi pas en même temps ! Tout notre mauvais karma annuel est en train d’y passer, c’est pas possible autrement.

C’est donc reparti pour de longues minutes de file menant au café (servi dans une petite cafetière individuelle pendant que les fameuses fraises à la crème le sont dans un fort pratique récipient en… carton, c’est vrai qu’on n’avait pas encore assez compliqué les choses bon sang) qui doit tromper notre attente d’1h30 avant que la bâche ne laisse à nouveau place au jeu. Enfin, « le jeu », façon de parler. Goffin déroule avec une joie de vivre qui rappelle un peu Droopy dans ses meilleurs années mais s’oublie quand même suffisamment pour laisser un set au lucky loser hongrois qui lui sert de sparring partner et qui a clairement été réveillé en pleine nuit agitée par l’annonce de son entrée de dernière minute dans le tableau. Et ça se voit. Aucune trace du joueur qui a sorti le numéro 1 mondial Alcaraz d’entrée à Rome cette année.

Vous pouvez regarder cette photo avec la musique de Titanic en fond, ça aide à restituer l’ambiance.

15h26: Même sur le Centre Court on n’est pas à son affaire en ce jour d’ouverture. Pendant que les badauds se bousculent pour accéder au bar (et nettement moins en ce qui concerne les stands non alcoolisés), on semble avoir oublié comment bâcher un court correctement (ô crime de lèse-majesté !) et on a le plus grand mal à le sécher. Djokovic pompe avec sa serviette pendant qu’on actionne des… souffleurs à feuilles pour accélérer le processus. Franchement, on est peut-être tombé dans une faille temporelle menant tout droit à 1877, année de la première occurrence du tournoi. Ça ou c’est la première fois qu’on fait la queue et/ou qu’il pleut dans ce pays, ce qui est évidemment tout à fait possible.

« – Dis donc, Jamie, on se fait une bouteille de champagne à 50£ ou un Pimm’s à 12.20£ ? – Oh, pas tant soif… »

17h42: Ça fait plus de 14h qu’on est debout, notre vie a défilé plusieurs fois devant nos yeux et on a déjà vu passer les 4 saisons au-dessus de nos têtes. Enfin presque, il manque toujours l’été. C’est l’heure d’un Bencic-Swan qui s’annonce absolument dé-li-rant. Le vent devient tellement violent et froid qu’il y a bientôt plus de couvertures que de spectateurs dans le stade et les deux protagonistes ont bien du mal à garder la balle dans le court, sans parler du lancer de balle au service qui devient aussi aléatoire que la trajectoire de carrière d’Eren Derdiyok. On aimerait bien se réchauffer en hurlant des encouragement à Belinda, mais comme on serait bien le seul au milieu des « Come on Katie ! » et autres « Let’s go Ka’ie ! » (il y a aussi des fans issus de la classe ouvrière à Wimbledon), on se fait tout petit. Surtout quand Bencic l’emporte 7-5 6-2 malgré 11 aces adverses qui ne font que repousser le chant du Swan (🥁). La Suissesse a d’ailleurs le bon goût de remercier le public pour son soutien à l’heure de l’interview en bord de court. C’est vrai qu’on a pensé nos harangues très fort.

Éole, grand fan de tennis, n’a pas perdu une miette des festivités en ce premier lundi.

19h37: On a tellement froid qu’on loupe délibérément le premier set du duel suivant pour s’engouffrer dans la boutique, à l’abri du vent. Pardon, pour faire la queue (décidément, c’est une obsession !) pour entrer dans la boutique. Le prix exorbitant des pulls suffit à nous réchauffer, plus besoin d’en acheter un. On préfère garder notre treizième salaire pour un Pimm’s qui contribuera à anesthésier nos extrémités engourdies.

Première victoire à Wimbledon depuis 2019 pour Belinda Bencic. La santé mentale de tout un pays était encore à deux semaines de basculer pour l’éternité à l’époque.

20h54: Suspension des matches sur les courts extérieurs (et donc dépourvus de toit) pour cause d’obscurité excessive. Le pauvre Evans, natif de Birmingham (personne n’est parfait), avait peut-être pensé que Wimbledon serait enfin son pays des merveilles en voyant le nom de son adversaire après le tirage au sort. Que nenni ! Halys mène deux sets à zéro sans coup férir au moment de l’interruption. Le public dans son ensemble, absolument frigorifié mais probablement trop fier pour partir de son plein gré, est franchement soulagé. A moins qu’on prenne notre cas pour une généralité.

Une pensée émue pour les pauvres bougres qui vont se taper une ultime queue pour avoir le droit de se faire une demi-heure de métro jusqu’au centre sans pouvoir bouger ni respirer pendant qu’on remonte tranquillement Replingham Road à pied.

A propos Raphaël Iberg 175 Articles
"Chaque matin on prend la plume parce que l'on ne peut plus faire autrement sous peine de malaise, d'inquiétude et de remords." Maurice Leblanc

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