Sur les pavés, la boue

Paris-Roubaix. Deux noms de villes qui, séparément, évoquent surtout le tourisme, la Tour Eiffel et la mauvaise humeur de ses habitants pour le premier, et pas franchement grand-chose pour le second. Mais liés, ils forment la Reine des classiques, l’Enfer du Nord, bref, l’une des plus grandes courses cyclistes du calendrier. Dimanche, l’édition 2021 s’est même taillé une place de choix dans la légende.

Déjà parce que c’était la première fois que la course mythique se courait depuis deux ans et demi et le sacre de Philippe Gilbert. Une certaine pandémie est passée par là au printemps 2020, ce qui a fait annuler purement et simplement l’épreuve, avant que les organisateurs et politiciens régionaux ne décident unilatéralement, probablement inspirés par leurs compatriotes de Roland-Garros, de déplacer l’édition 2021 à l’automne, alors que toutes les autres épreuves printanières ont pu se dérouler. Mais du chaos naît le chaos, puisque ce report en automne a permis, pour la première fois depuis 20 ans, de voir se courir la plus belle des classiques sous la pluie, ce qui lui donne une dimension sans commune mesure.

Paris-Roubaix, c’est quoi ?

Mais avant de revenir sur la course de ce week-end, un peu de mise en contexte. C’est vrai, comment une course cycliste d’un jour, plate comme la main, peut devenir si mythique ? La réponse en deux mots : les pavés. Ce revêtement, plus agréable lorsqu’on se promène dans la vieille ville de Zoug que quand on roule dessus avec un vélo, fait tout le sel de cette course. Parce que, contrairement à ceux de la vieille ville de Zoug, les pavés du Nord de France se trouvent sur des chemins agricoles et sont souvent dans un piteux état, abimés et recouverts de poussière – quand il fait beau – ou de boue et de glaise – quand il pleut. Ces secteurs pavés étaient cette année au nombre de 30 pour un total de 53,8 km, soit environ un cinquième de la course, mais un tiers des 150 derniers km, les 100 premiers se disputant sur du bitume. Parmi ces trente, quelques passages sont devenus mythiques. Le Carrefour de l’Arbre, qui est souvent le juge de paix de la course, Mons-en-Pévèle, très difficile car ayant des pavés en piètre état, ou encore et surtout la terrible Trouée d’Arenberg, qui sépare la forêt en deux, passage dans lequel les coureurs arrivent souvent au sprint pour être bien placés et théâtre de nombreuses chutes, dont celle qui faillit coûter la jambe à Johan Museeuw en 98. Pour en savoir plus sur ce qui sont peut-être les 2400 mètres les plus célèbres du cyclisme, je vous conseille cet excellent article de Laurent Vergne (après avoir fini le mien bien sûr).

D’un point de vue plus personnel, Paris-Roubaix c’est aussi l’une des courses qui m’a fait aimer le cyclisme, avec notamment les exploits de Fabian Cancellara. Le Bernois a en effet remporté par trois fois la reine des classiques. La première fois en 2006, à 24 ans seulement, plein de panache mais aidé par un passage à niveau, la deuxième en 2010, pour ce qui est peut-être la plus grande victoire de sa carrière, puisqu’il attaque à une cinquantaine de bornes de l’arrivée pour résister et l’emporter en solitaire, et la troisième en 2013, lorsqu’il règle au sprint le dernier coureur à avoir pu le suivre, le Belge Sep Vanmarcke. D’ailleurs, niveau palmarès, les recordmen sont Roger de Vlaeminck et Tom Boonen, le grand rival de notre Fabian national, avec quatre titres chacun. En ce qui concerne l’édition 2021, pas moins de cinq anciens vainqueurs sont au départ, mais aucun n’est cité parmi les favoris. Et pour cause. Philippe Gilbert, du haut de ses 39 ans, semble quand même gentiment arriver au bout du rouleau. Le constat est similaire pour son compatriote Greg Van Avermaet, 36 ans. Peter Sagan n’a que 31 ans mais sort d’une saison compliquée et dispute sa probable dernière course avec son équipe Bora, avant de partir en préretraite chez TotalEnergies. Une préretraite que connaît déjà Niki Terpstra, 37 ans et en roue libre depuis qu’il a rejoint cette équipe. Enfin, en ce qui concerne John Degenkolb, il n’est plus le même coureur depuis son grave accident en Espagne en 2016, lorsqu’il avait été fauché par une voiture.

Edition 2021

Non, les favoris au départ de Compiègne (ça fait bien longtemps que la ville de départ n’est plus Paris) se nomment plutôt Wout Van Aert et Mathieu van der Poel, les deux phénomènes des courses d’un jour, qui pourtant ont un état de forme assez incertain. Les arbitres seraient comme toujours les coureurs de la Deceuninck Quick Step, équipe spécialisée dans les classiques et qui possède dans ses rangs les toujours dangereux Zdenek Stybar et Yves Lampaert, la meilleure chance française Florian Sénéchal et le vainqueur du Tour des Flandres Kasper Asgreen. On peut également rajouter parmi les outsiders Jasper Stuyven, vainqueur de Milan – San Remo cette année et récent 4ème des mondiaux, Dylan van Baarle, spécialiste de ce genre de courses et médaillé d’argent des mêmes mondiaux, voire Michael Valgren et notre meilleur espoir suisse, Stefan Küng.

Le fameux Paris – Roubaix à la nage.

Mais les conditions météo sont telles que les cartes sont passablement redistribuées. Des flaques immenses recouvrent les pavés, quand ce n’est pas de la glaise qui les rend aussi glissants qu’une conférence de presse de l’ASF. Pour ne rien arranger, la chaussée en bitume est également trempée, ce qui provoque des chutes même hors des secteurs pavés. C’est notamment le cas pour Stefan Küng, présent dans la grosse échappée qui ira presque au bout mais qui chutera trois fois avant d’abandonner. Les cabrioles sont légion dans cette course. Ainsi, en plus de Küng, Sagan, Vanmarcke, Stuyven, Kwiatkowski, Van Avermaet, Matej Mohoric et Degenkolb, entre autres, se sont retrouvés au moins une fois au tapis. Les images sont invraisemblables. En plus des chutes, de cyclistes et de motos de la télé d’ailleurs, on voit des coureurs s’asperger les lunettes avec leur bidon pour tenter de voir quelque chose, nettoyer leurs roues arrières avec leurs pieds, ou simplement ne pouvant même pas s’arrêter car la route est trop glissante.

Image that precedes infortunate events.

Dans le chaos, les deux grands favoris se rendent coup pour coup, profitant des erreurs de placement de l’autre pour accélérer sur les pavés. Ils zigzaguent entre les chutes et les déboires des Deceuninck pour se retrouver dans un groupe de favoris réduit à peau de chagrin. À la sortie de la Trouée d’Arenberg, il reste le groupe d’échappés (dans lequel figure un autre Suisse, le grand espoir Stefan Bissegger), quelques coureurs intercalés, puis le peloton des hommes forts, qui compte uniquement une vingtaine d’unités. Puis, entre deux accélérations de présumés seconds couteaux, van der Poel place sa banderille et s’en va, sans Van Aert qui ne le reverra plus. Le Néerlandais se retrouve donc notamment avec Sonny Colbrelli, champion d’Europe il y a trois semaines et grand homme de la saison, et Guillaume Boivin, champion du Canada en forme récemment. Deux outsiders peu cités comme vainqueurs potentiels mais intéressants donc.

La fameuse Trouée d’Arenberg. Et ses fameuses chutes en arrière-plan.

Devant, l’échappée se décompose au fur et à mesure des secteurs pavés et voit finalement Bissegger, héroïque, lâcher prise. Les décramponnés tentent de s’accrocher au groupe van der Poel, avec des fortunes diverses. Et derrière, dans le groupe Van Aert, on joue battu. Sauf que les poursuivants n’arrivent pas à revenir sur les trois survivants de l’échappée, les Belges Tom Van Asbroeck et Florian Vermeersch et l’Italien Gianni Moscon. Ce dernier attaquera même à une cinquantaine de bornes du but pour partir en solitaire. Un pari pas loin d’être gagnant, tant il semble fort et que le groupe de poursuivants a du mal à s’entendre.

Le dénouement

Malheureusement pour lui, Paris-Roubaix n’est jamais gagné avant d’arriver sur le vélodrome. Fort d’une bonne minute vingt d’avance, une crevaison vient le ralentir, suivie de près par une chute sur la glaise dans un secteur pavé. Alors que van der Poel, Colbrelli et Vermeersch – Boivin a aussi chuté et a été attendu par son équipier Van Asbroeck – commençaient à se regarder pour les places sur le podium, les malheurs de Moscon les poussent à revenir et à déposer ce dernier dans le secteur suivant, le célèbre Carrefour de l’Arbre. Chez les suiveurs, personne ne versera de larme pour le transalpin, sorte de Luis Suarez du peloton, un coureur au talent fou mais dont on parle plus souvent pour ses paroles racistes et ses pétages de plombs qui l’ont amené à se passer physiquement les nerfs sur d’autres coureurs.

Moscon qui glisse sur une flaque de karma.

Moscon et Boivin lâchés sur chute, Van Aert à la pédale, les Deceuninck disparus des radars, la victoire va donc se jouer à trois : van der Poel, Colbrelli, Vermeersch. Trois coureurs qui disputent l’Enfer du Nord pour la première fois, ce qui rajoute une portée historique à l’exploit. Les trois coureurs qui ont été les plus forts mais aussi les plus malins, les plus adroits et, il faut le dire, qui ont eu un brin de chance en évitant les nombreuses chutes. Un ogre néerlandais de 26 ans, déjà vainqueur d’un Tour des Flandres, d’une Amstel Gold Race, de plusieurs titres de champion du monde de cyclo-cross et champion d’Europe de VTT ; un roule-toujours italien de 31 ans, toujours placé mais presque jamais vainqueur avant cette saison où il a crevé l’écran, gagnant à peu près partout ; et une révélation belge de 22 ans, qui dispute sa première course de ce calibre et qui est présent à l’avant depuis le kilomètre zéro ou presque. À l’entrée sur le vélodrome de Roubaix, tous trois sont groupés et cela va se jouer au sprint. Colbrelli est sans doute le plus rapide sur le papier, mais après une course pareille, cela ne veut pas dire grand-chose. Couverts de boue (les sponsors doivent pas être très jouasses), extenués, aucun des trois ne peut se lever de sa selle pour sprinter. Le plus frais sera néanmoins Colbrelli, qui claque la plus belle victoire de sa carrière.

Colbrelli est très content.

Après 257 km, 30 secteurs pavés, d’innombrables chutes, des flaques de partout, de la boue, l’Italien n’en revient pas et explose de toutes ses émotions à peine la ligne d’arrivée franchie. Vermeersch termine deuxième mais on le reverra au premier plan à n’en pas douter, van der Poel finira sans doute par la gagner aussi sous peu. Mais cette édition dantesque, la plus folle de ses dernières années, est pour Colbrelli. Cette fois-ci, il aura été le plus fort de ces véritables forçats de la route. Le plus solide de ces guerriers méconnaissables à l’arrivée. Il entre donc dans la légende de cette course mythique qu’est Paris-Roubaix. Et n’en revient sans doute toujours pas.

Colbrelli est très, très content.

A propos Joey Horacsek 84 Articles
Bon ça va, je vais pas vous sortir ma biographie

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1 Commentaire

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