Primoz Roglic, l’empereur slovène

Difficile de ne pas finir l’année sans évoquer le numéro 1 mondial actuel, Primoz Roglic, troisième du Tour d’Italie et vainqueur du Tour d’Espagne 2019. Adulé par les fans, incompris par les journalistes et craint unanimement par ses adversaires sur la route, le Slovène est une personnalité à part qui détonne dans le milieu du cyclisme moderne.

C’est l’histoire d’un garçon qui n’aurait jamais dû faire de vélo. Né le 29 octobre 1989 à Trbovje, place forte de l’industrie minière et électrique d’ex-Yougoslavie, c’est dans le petit village voisin de Kisovec que le jeune Roglic grandit. Dans ce coin reculé de Slovénie, en Basse-Sytrie, à mi-chemin entre la capitale Ljubljana et « la Cité Alpine » de Maribor, on ne jure que par les sports d’hiver. Primoz se tourne donc naturellement gamin vers le saut à ski. Champion du monde junior par équipes en 2007, il est victime cette même année d’une terrible chute sur le tremplin de Planica.

La légende raconte encore aujourd’hui de façon erronée que cet accident l’a fait délaisser les longs skis pour le petit plateau. Mais Roglic a continué à sauter sur les pistes jusqu’en janvier 2011, obtenant au passage deux victoires et trois podiums en coupe continentale de saut à ski. C’est seulement une fois arrivé à la conclusion qu’il ne pourrait pas vivre raisonnablement de sa première passion sportive qu’il a décidé de se tourner vers le cyclisme afin d’égayer une vie redevenue quasiment normale. Car en fin de carrière de sauteur à ski, Primoz en était réduit à réparer des ascenseurs et des tapis roulants dans les supermarchés avant l’aube pour boucler ses fins de mois, une hérésie quelque part pour un sportif de sa trempe ayant toujours rêvé de devenir une icône du cirque blanc !

Auteur d’une bonne saison cycliste amateur en 2012 en Slovénie pour ses débuts sur la route, il signe à la fin de l’année dans la petite équipe continentale Adria Mobil avec qui il obtient rapidement de grands résultats. En 2015, il se fait remarquer en remportant coup sur coup les Tours d’Azerbaïdjan et de Slovénie. Sur ce dernier disputé en juin quelques semaines avant le Tour de France, il tient tête aux mercenaires de la Sky Mikel Nieve et Salvatore Puccio sur l’étape reine se finissant au sommet, ainsi qu’à Diego Ulissi et Jan Polanc qui viennent chacun de remporter une étape de montagne sur le Giro, malgré la mainmise totale d’Alberto Contador et des Astana sur la course. Vainqueur brillant de son tour national, Roglic est recruté à l’intersaison par la puissante équipe néerlandaise Lotto NL-Jumbo et s’ouvre par la même occasion les portes du World Tour.

Ancien sauteur à ski, voici le meilleur cycliste du monde du haut de son tremplin d’enfance.

Dès lors, tout s’accélère pour « Rogla » comme le surnomment ses fans de la première heure en Slovénie. Le milieu du cyclisme traditionnel se passionne à son tour pour cet illustre inconnu qui sautait encore à ski il y a cinq ans. Sa première victoire ne va pas tarder à arriver, les soupçons aussi. Sur le Giro 2016, pour son premier Grand Tour, la presse italienne est d’entrée de jeu sceptique à son égard suite à son inattendue seconde place décrochée au prologue d’Apeldoorn (le Tour d’Italie s’élançait en 2016 depuis les Pays-Bas), à seulement 22 millièmes de secondes du spécialiste néerlandais Tom Dumoulin survolté devant son public !

Les médias transalpins enfoncent le clou neuf jours plus tard lorsqu’il remporte le long chrono de 40 kilomètres dans le Chianti, en Toscane, devant notre Fabian Cancellara national. A Radda, Roglic veut s’élancer avec un vélo à la géométrie non réglementaire. Les commissaires lui ordonnent d’utiliser une autre machine quand un mécanicien de son équipe arrive au dernier moment pour lui proposer un nouveau bolide (curieusement ?) pile aux bonnes dimensions. Le départ pressant, les inspecteurs de l’UCI n’ont pas le temps de contrôler l’éventuelle présence d’un moteur dans son vélo de rechange…

Au pays des polémiques infondées, une tradition au sud des Alpes où toute histoire, aussi improbable soit-elle, est toujours bonne à raconter pour vendre du papier, Primoz se referme sur lui-même. Depuis cet épisode douloureux sur la Course Rose, il ne répond d’ailleurs plus aux médias du monde entier que par des banalités débitées dans un anglais volontairement succinct, préférant laisser place à un personnage sombre et mystérieux qu’il ne cessera de magnifier avec le temps.

Le culte de Roglic est tel en Slovénie qu’il a déplacé les ultras du foot jusque sur le bord des routes.

En février 2017, le natif de Trbovje remporte le Tour de l’Algarve, sa première grande course par étapes dès sa deuxième année en World Tour. Il s’adjuge également deux étapes du Tour du Pays basque, dont le fameux contre-la-montre final en toboggans d’Eibar. Il récidive face au chrono à Lausanne au mois de mai, ce qui lui permet de boucler le Tour de Romandie à la troisième place, derrière Richie Porte et Simon Yates.

Pour sa première Grande Boucle, tout le monde l’attend logiquement sur le contre-la-montre. Mais l’organisateur A.S.O ayant drastiquement réduit ses distances chronométrées afin de favoriser les desseins d’un Romain Bardet aussi à l’aise sur l’exercice solitaire qu’un sprinteur dans le Galibier, Primoz profite justement de l’ascension du géant des Alpes du Nord pour se révéler à la face du monde. En marge du classement général, il se glisse dans une échappée royale en compagnie d’Alberto Contador. Il dépose ensuite ce dernier sans pitié au-dessus de Plan Lachat pour aller s’octroyer 30 kilomètres plus loin, à Serre-Chevalier, une victoire de prestige devant la meute des favoris lancée à ses trousses.

Mais depuis peu, une nouvelle affaire curieuse le concernant a éclaté. Après son contre-la-montre de tous les fantasmes en Toscane du Giro 2016, un reportage sur France Télévisions l’a montré (sans le nommer certes) sur les Strade Bianche, deux mois auparavant, en train de rouler avec une roue arrière suspecte d’après une caméra thermique. Selon Roglic, celle-ci n’appartiendrait pas à son équipe Lotto NL-Jumbo… mais à la voiture neutre qui l’avait précédemment dépanné, alors qu’il naviguait déjà à plus d’un quart d’heure de la tête de course. Ambiance.

Fidèle à lui-même sur les hauteurs de Briançon après son premier succès sur le Tour de France, Primoz ne se confie pas davantage aux micros français qu’à ceux italiens l’an passé. En marge de ses réponses insipides après chacune de ses victoires, il préfère montrer son gros tatouage au bras droit, en forme de croix avec une inscription en latin, qui le ferait presque passer pour un empereur romain, avec sa célébration qui lui est propre, effectuée avec minutie sur chaque podium conquis de février à octobre à travers l’Europe. Roglic ne s’en cache pas : en saut à ski hier comme à bicyclette aujourd’hui, il a toujours adoré faire parler de lui, mais uniquement avec ses jambes.

Ave Primoz, tel Jules César après son triomphe chez lui au Tour de Slovénie 2018.

Après une médaille d’argent sur le contre-la-montre des championnats du monde en fin de saison à Bergen, Roglic franchit un nouveau cap en 2018. Il survole le début de saison en remportant une étape en ligne de Tirreno-Adriatico, le Tour du Pays basque assorti du contre-la-montre malgré l’opposition féroce de Julian Alaphilippe, puis le Tour de Romandie après une lutte acharnée contre Egan Bernal sur les hauteurs de Sion. En juin, il s’adjuge un deuxième Tour de Slovénie sur ses terres toutes acquises à sa cause. Cela lui permet de débarquer en parfait outsider sur le Tour de France où il vise dorénavant ouvertement le classement général.

Sur une Grande Boucle cadenassée par l’équipe Sky, Primoz sort de sa boîte en troisième semaine sur l’étape reine des Pyrénées. Il plonge seul dans la descente de l’Aubisque, tel un kamikaze. Victorieux à Laruns, on l’accuse maintenant d’avoir bénéficié du sillage de la moto qui lui ouvrait la route. Roglic a définitivement une bonne tête pour ramasser. Ancien sauteur à ski venu sur le tard au vélo. Trop fort sur les épreuves par étapes d’une semaine. Ressortissant d’un pays trop méconnu que les médias occidentaux ne manquent jamais de rappeler (alors que la Slovénie depuis son indépendance en 1991 est largement plus sous influence autrichienne et italienne que de l’Europe de l’Est). Personnage secret. Visage d’une séduction rude avec son regard ténébreux. Pensionnaire d’une équipe ni trop populaire, ni trop scandaleuse. Le bouc émissaire idéal en quelque sorte…

Après son coup de force dans le Béarn, Roglic doit cependant céder le lendemain face à un Chris Froome retrouvé dans le contre-la-montre d’Espelette. Le piment ayant dû mal passer, Primoz finira quatrième de son second Tour de France. Peu importe, le leader de Lotto NL-Jumbo vient de se prouver qu’il pouvait tenir tête aux meilleurs coureurs du monde sur la distance de trois semaines.

Pour répondre aux multiples attaques qu’il subit en Italie, Roglic n’hésite pas à montrer son cul…

Il débute la saison 2019 avec la ferme intention de remporter le Giro et la Vuelta. Mais en Italie au mois de mai, plusieurs éléments lui sont défavorables. Son équipe s’appelant maintenant Jumbo-Visma l’a trop fait courir à haute intensité en début de saison. En effet, Primoz a remporté toutes les courses par étapes auquel il a participé : l’UAE Tour en février, Tirreno-Adriatico en mars, et surtout le Tour de Romandie fin avril, rayé depuis plusieurs années du programme des favoris du Giro car jugé trop proche du départ du premier Grand Tour de la saison.

Sur la Course Rose, Roglic régente les 11 premiers jours de course en s’octroyant notamment les deux contre-la-montre de Bologne et San Marino avec des écarts pharaoniques sur ses principaux adversaires. Avec plus de trois minutes d’avance à mi-course, la cause semble entendue avant d’attaquer les Alpes. Mais en Sicilien insoumis, Vincenzo Nibali lance la révolte à Pinerolo, parfaitement soutenu en cela par les médias transalpins qui l’adorent… autant qu’ils détestent Roglic, trois ans après son éclosion toujours jugée surprenante ici.

Lors de l’étape de Côme, identique au final du Tour de Lombardie mi-octobre, le leader de Jumbo-Visma est victime d’un bris de dérailleur à 19 kilomètres de l’arrivée. Son directeur sportif ayant préféré satisfaire un besoin naturel plutôt que de le suivre en voiture (un comble à ce niveau !), il est contraint de finir l’étape seul sur le vélo de son jeune coéquipier Antwan Tolhoek. Là encore, la presse italienne le soupçonne d’un camouflage de moteur… malgré le fait qu’il chute 10 bornes plus loin, dans la descente du Civiglio, sur une bicyclette pas à sa taille.

Insondable et mutique comme toujours lors de la journée de repos, Roglic endort son auditoire dont Vincenzo Nibali qui calque toute sa stratégie sur lui et ne voit par conséquent pas l’équipe Movistar refaire progressivement son retard avec ses deux leaders Mikel Landa et Richard Carapaz. Mort de froid sous le déluge du Mortirolo, souffrant de l’estomac dans les Dolomites, Primoz s’accroche comme il peut dans la dernière semaine du Giro pour terminer finalement sur la troisième marche du podium dans les arènes de Vérone, derrière Carapaz vainqueur surprise et Nibali trompé de bout en bout. La coupe semble à moitié pleine pour le Slovène qui attend dans quelques jours son premier enfant avec sa femme de toujours, la très présente Lora Klinc, qui le suit depuis cette année dans son camping-car personnel partout où il se déplace en Europe, ce qui alimente de nouveau les rumeurs les plus folles autour de « Rogla ».

Avec sa femme et confidente Lora Klinc en Slovénie, originaire comme lui de Basse-Sytrie.

Alors que la bagarre fait rage sur le Tour de France, Primoz part s’isoler deux semaines dans la Sierra Nevada, au-dessus de Grenade. En dormant en altitude, il fuit aussi bien la fournaise andalouse qu’il fabrique des globules rouges pour la Vuelta, son deuxième grand objectif de l’année, après son échec relatif au Giro du printemps. Sur les routes espagnoles, l’opposition est faible et dispersée. En l’absence du vainqueur sortant Simon Yates, de leader valable chez Ineos (Bernal et Thomas sont au repos après leur doublé au Tour de France quand Froome soigne toujours sa jambe détruite au Dauphiné) et de stratégie cohérente chez Movistar (Quintana et Valverde partagent une dernière fois le leadership, le petit Colombien s’apprêtant à quitter la téléphonie mobile ibérique pour une maison de retraite bretonne), Roglic apparaît comme le favori numéro 1 au départ des salines de Torrevieja.

Mais tout commence mal pour lui à cause d’une chute collective dans le contre-la-montre par équipes d’ouverture due à l’explosion d’une piscine gonflable ayant inondé la chaussée dans un virage délicat (oui, ça ne s’invente pas…). Il rétablit cependant la situation dès le lendemain vers Calpe en reprenant la quarantaine de secondes concédée la veille à ses principaux adversaires. Huit jours plus tard, le leader de Jumbo-Visma tombe de nouveau sur la partie non asphaltée de la montée vers Cortals d’Encamp alors que l’orage gronde sur les Pyrénées andorranes. Sa prise de pouvoir est donc repoussée au chrono de Pau le surlendemain, où il assomme la concurrence comme au dernier Tour d’Italie.

La route semble dégagée jusqu’à Madrid mais Movistar ne l’entend pas de cette oreille. Elle replace Quintana deuxième au classement général suite à une bordure sur l’étape de Guadalajara menée à plus de 50 km/h de moyenne. Incapable de bousculer un Roglic trop fort en montagne, l’équipe espagnole veut le faire plier dans la plaine. Deux jours plus tard, une grosse chute vers Tolède scinde le peloton en plusieurs morceaux. Primoz a chuté, Primoz est piégé et Movistar roule à fond de train pour Valverde, mimant ne pas être au courant des malheurs du maillot rouge à l’arrière. Après une demi-heure de flottement, tout rentre cependant dans l’ordre sous la menace du scandale.

Après le Giro et le Tour, la Vuelta découvre à son tour un chanteur de rock’n’roll.

L’avant-dernière étape courue sous la pluie dans la Sierra de Gredos permet à Roglic de sceller définitivement sa victoire, devant le vieux Alejandro Valverde et son jeune compatriote Tadej Pogacar. Le lendemain à la lumière tombante, il remporte le Tour d’Espagne, son premier Grand Tour, devant le palais de Cybèle à Madrid. Alors que tout le monde s’attend à ce qu’il se lâche enfin devant les caméras du monde entier suite à son triomphe, Roglic se contente d’interroger le porteur du micro à sa manière : « Tu veux vraiment m’interviewer ? Car moi tu sais, je n’ai pas grand chose à dire… »

Trois semaines plus tard, on le retrouve en Italie sur les semi-classiques de fin de saison. Il s’adjuge le Tour d’Émilie à San Luca, sur les hauteurs de Bologne, soit au même endroit où il avait décroché le prologue du Giro quatre mois auparavant. Il récidive trois jours plus tard sur les Trois vallées varésines mais se manque ensuite une nouvelle fois sur le Tour de Lombardie, n’effaçant du même coup pas ses malheurs du Civiglio lors du dernier Tour d’Italie. Encore 3ème du Chrono des Nations en Vendée au moment de conclure sa brillante saison 2019, il hausse le ton en demandant à son équipe Jumbo-Visma, qui vient de débaucher Tom Dumoulin à la Sunweb, le leadership pour le prochain Tour de France. Homme de peu de mots, l’ancien sauteur à ski devenu champion cycliste à 30 ans ne semble pas décidé à arrêter d’écrire sa légende sur les routes en 2020.

A propos Thierry Bientz 47 Articles
Après avoir parcouru 250 000 kilomètres à vélo en 20 ans, j'ai décidé de prendre un peu la plume pour raconter le cyclisme...

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4 Commentaires

    • Moi je lis tout ce que je trouve sur lui, je veux parler de Primoz Roglic, que j’ai découvert sur le Giro 2019 et dont la classe, le talent et ce que l’on pouvait deviner de son caractère m’ont énormément touchés, pourquoi, je ne sais pas. Je ne l’apprécie pas, je l’aime carrément : il est bourré de qualités, je veux parler de qualités humaines, il est modeste, surtout dans ses triomphes, il est calme, réfléchi, patient, son beau visage respire la bonté, la droiture et la sérénité, qualités qui tendraient à faire oublier un courage et une volonté que je soupçonne hors du commun. Quelqu’un qui digère les coups du sort avec philosophie et fatalisme. Un être d’exception.

  1. Oui, je partage une grande partie de votre point de vue et le comprends. Encore une belle saison pour lui malgré l’échec du Tour. Et peut-être le Lombardie le week-end prochain pour finir en beauté après Liège l’an passé. Ca se jouera entre lui et Alaphilippe je pense à Bergame.

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