Stefan Küng, le troisième K

Depuis la retraite de Fabian Cancellara fin 2016, le cyclisme suisse se cherche un héritier. Après une éclosion lente mais linéaire, Stefan Küng semble enfin arriver à maturité à 27 ans. Auteur d’une belle année 2020 malgré le chamboulement de la saison suite au COVID-19, le Thurgovien pourrait bien enfoncer le clou en 2021 et devenir le grand champion helvète que tout le pays attend…

Malgré ses grands espaces et montagnes à perte de vue, notre chère Suisse a toujours été un petit pays de cyclisme comparé à nos voisins français ou italiens, où la popularité du vélo n’a jamais cessé d’exister depuis un siècle, grâce notamment aux deux plus grandes courses du monde que sont le Tour de France et le Giro d’Italia. Même si les Tours de Romandie et de Suisse amènent chaque printemps une certaine ferveur dans nos régions pour la petite reine, celle-ci s’estompe aussi rapidement à l’approche de l’été qu’elle se crée deux mois auparavant. Les champions qui préparent le Tour d’Italie ne viennent plus au Tour de Romandie depuis plusieurs années car celui-ci est jugé trop proche du départ du premier Grand Tour de la saison. Les stars qui rêvent du Tour de France privilégient, elles, souvent le Dauphiné comme préparation plutôt que notre tour national pour à peu près les mêmes raisons. Dans ce contexte morose, il est donc devenu difficile pour nos jeunes de se passionner pour le cyclisme.

Fabian Cancellara, l’arbre qui a caché la forêt pendant tant d’années et créé les dernières vocations au XXIème siècle dans notre confédération, a laissé un vide abyssal en tirant sa révérence après une longue et brillante carrière, il y a quatre ans. Pour le remplacer, la presse nous a parlé très tôt de Stefan Küng, son soi-disant successeur, mais le natif de Wil a mis plus de temps que prévu pour s’affirmer au plus haut niveau.

Garçon bien élevé et plutôt discret, le jeune Stefan a en effet soigneusement respecté les temps de passage depuis ses débuts chez les professionnels, en 2015. Son gabarit imposant (193 centimètres pour 83 kilos, un poids lourd pour le cyclisme moderne) l’oriente naturellement vers l’effort solitaire. En 2011, associé à Théry Schir, il devient champion d’Europe de l’américaine juniors et aussi double champion de Suisse juniors (en contre-la-montre individuel sur route et de l’omnium sur piste). Ses indéniables capacités à rouler fort contre-la-montre lui permettent d’intégrer en 2013 la tout jeune équipe continentale BMC Development, réserve de l’équipe World Tour BMC Racing, où il alterne brillamment la piste et la route.

En 2013, il devient champion de Suisse du contre-la-montre et médaillé de bronze de la course en ligne chez les espoirs. La saison suivante, c’est l’éclosion internationale puisque Stefan s’adjuge le doublé chrono-course en ligne lors des championnats d’Europe espoirs disputés à Nyon, sur les bords du lac Léman. Cette même année 2014, il remporte la Flèche Ardennaise, le difficile Tour de Normandie et décroche la troisième place du contre-la-montre espoirs des Mondiaux sur route à Ponferrada, en Espagne. Chez les grands, il termine également deuxième du championnat de Suisse du contre-la-montre derrière le maître incontesté en la matière… Fabian Cancellara.

L’effort solitaire a toujours été la discipline de prédilection de King Küng !

Suite à ses brillants résultats, il intègre logiquement l’équipe World Tour BMC Racing à l’hiver 2015 et ne tarde pas à se mettre en évidence en devenant champion du monde de poursuite individuelle à 21 ans face à l’Australien Jack Bobridge sur le vélodrome de Saint-Quentin-en-Yvelines. Sur route, il remporte au printemps la Volta Limburg Classic puis la quatrième étape du Tour de Romandie sous une pluie battante, où il finit seul échappé dans les rues de Fribourg. Le jeune Thurgovien montre déjà à cette occasion des facultés exceptionnelles à rouler vite dans des conditions météorologiques extrêmes.

Deux semaines plus tard, il fait ses grands débuts sur le Tour d’Italie avec comme mission de protéger dans la plaine son leader italien Damiano Caruso. Mais Stefan se fracture une vertèbre sur chute lors de la douzième étape, ce qui le prive de compétition pendant plusieurs mois. En fin d’année, il remporte son deuxième titre de champion du monde (après la poursuite sur piste) avec l’équipe BMC Racing lors du championnat du monde du contre-la-montre par équipes. Il est élu cycliste suisse de l’année 2015 malgré une saison largement tronquée.

Diminué au début de la saison 2016 par une mononucléose, il retrouve son niveau au mois de mai en bouclant son premier Tour d’Italie au service de Darwin Atapuma. Dans la foulée, lors du championnat de Suisse du contre-la-montre disputé à Martigny, il se casse ce coup-ci la clavicule gauche et l’os iliaque alors qu’il conteste une dernière victoire à Fabian Cancellara dans la discipline, ce qui l’empêche de disputer les Jeux olympiques de Rio pour lesquels il était pourtant sélectionné. De retour à la compétition en septembre, il gagne avec BMC le contre-la-montre par équipes de l’Eneco Tour, puis obtient la médaille d’argent du championnat du monde de cette discipline, à Doha.

Premier titre de champion de Suisse du contre-la-montre en 2017 entouré de deux potes.

Enfin débarrassé de l’ombre embarrassante de Fabian Cancellara parti à la retraite, Stefan Küng prend son véritable envol au cœur de l’année 2017. Avec son équipe BMC, il obtient deux nouvelles victoires en contre-la-montre par équipes, au Tour de la Communauté valencienne puis sur Tirreno-Adriatico. Fin avril, il s’impose une deuxième fois sur le Tour de Romandie, à Bulle, en battant cette fois-ci au sprint Andriy Grivko, à l’issue d’une échappée. Au Tour de Suisse, il est frustré par son propre équipier Rohan Dennis qui le devance deux fois contre-la-montre, mais lui offre comme lot de consolation le maillot jaune de leader le temps d’une journée à Cham, près de Zoug. Fin juin, il devient champion de Suisse du contre-la-montre à Affoltern am Albis, devant son coéquipier Silvan Dillier et son pote d’adolescence Théry Schir, redescendu, lui, chez les amateurs. Trois jours plus tard sur le championnat de Suisse sur route, Küng prend la deuxième place derrière Dillier, la BMC réalisant là le triplé avec Kilian Frankiny.

Quelques jours plus tard, il est logiquement au départ de son premier Tour de France, à Düsseldorf, dans un rôle d’équipier pour Richie Porte, leader incontestable de BMC et premier outsider de Chris Froome après un printemps prolifique. Stefan prend la deuxième place de la première étape chronométrée, manquant le maillot jaune pour cinq secondes face à Geraint Thomas. Une semaine plus tard, Porte s’écrase lamentablement dans la descente du Mont du Chat, déchargeant Küng de toute responsabilité jusqu’à Paris. En fin de saison, il remporte encore une étape chronométrée du BinckBank Tour avant de finir troisième du Tour de Grande Bretagne et de nouveau vice-champion du monde du contre-la-montre par équipes avec BMC.

Début 2018, il gagne de nouveau les contre-la-montre par équipes du Tour de la Communauté valencienne et de Tirreno-Adriatico. Sur Paris-Roubaix, la course de ses rêves, il se fracture la mâchoire lors d’une chute et manque, comme en 2016, son cher Tour de Romandie. En juin, il gagne coup sur coup à domicile le contre-la-montre par équipes et le celui individuel du Tour de Suisse, ainsi qu’un deuxième titre de champion de Suisse de la discipline. Pour sa deuxième Grande Boucle, il s’adjuge avec BMC le contre-la-montre par équipes de la troisième étape mais son leader Richie Porte se vautre une nouvelle fois piteusement en fin de première semaine, ce coup-ci sur les pavés du Nord, confirmant être devenu, à 33 ans, davantage un pantin désarticulé qu’un vainqueur potentiel de Grand Tour.

Avec Reichenbach, Frankiny et Morabito : Swiss connection in FDJ.

Au mois d’août, Küng annonce qu’il quitte la formation BMC Racing, vouée à disparaître après seulement douze ans d’existence, pour l’équipe Groupama-FDJ, où il retrouve les deux Valaisans Steve Morabito et Sébastien Reichenbach. Ces derniers ont lourdement milité pour sa venue afin de soutenir davantage Thibaut Pinot dans la plaine sur les grandes courses par étapes. Son recrutement s’accompagne de l’arrivée de son compatriote Kilian Frankiny. Cela confirme que l’équipe de Marc Madiot s’ouvre désormais à l’international, et notamment aux coureurs suisses, pour tenter de franchir un pallier au niveau World Tour.

Pour ses débuts avec Groupama-FDJ, Stefan s’impose dès février sur le contre-la-montre du Tour de l’Algarve. Après des classiques printanières sans résultat notable dans un rôle de co-leader avec Arnaud Démare, il remporte la deuxième étape du Tour de Romandie, à Morges, à l’issue d’une échappée de 172 kilomètres, dont les 18 derniers en solitaire, toujours sous une météo capricieuse. Après 2015 et 2017, c’est la troisième victoire étape de King Küng en Romandie, ce qui en fait un spécialiste de la première des deux rondes helvétiques du calendrier.

Champion de Suisse de l’exercice solitaire pour la troisième année consécutive en juin, il permet ensuite à Thibaut Pinot de limiter la casse sur le contre-la-montre par équipes initial du Tour de France, dans les rues de Bruxelles. Une semaines plus tard, il ne peut cependant rien faire pour éviter la fameuse bordure d’Albi coûtant près de deux minutes à son leader franc-comtois. Malgré une grande traversée des Pyrénées, Pinot est contraint à l’abandon dans les Alpes alors qu’il était en lice pour remporter son premier Tour de France. Éternels regrets.

Réunion au sommet dans un bus lors d’un voyage d’excursion en France à l’été 2019.

Cette lourde désillusion collective chez Groupama-FDJ n’empêche pas Küng de terminer brillamment la saison. Il s’impose en solitaire au Tour du Doubs puis sur le contre-la-montre du Tour de Slovaquie, où il se classe également troisième du classement général. Aux Mondiaux dans le Yorkshire, il finit dixième du contre-la-montre avant d’effectuer une incroyable course en ligne le dimanche dans des conditions frôlant l’épouvante, avec le froid et la pluie battante pendant sept heures. Pour cela, il anticipe à 70 kilomètres de l’arrivée en s’échappant en compagnie de Lawson Craddock qui ne tiendra pas la distance lorsque les favoris Mathieu Van der Poel et Matteo Trentin reviendront sur lui dans la dernière heure de course. Battu finalement au sprint par Pedersen et Trentin, Stefan offre à la Suisse une première médaille sur l’épreuve depuis l’argent décroché par Markus Zberg en 1999, à Vérone.

Plusieurs mois après la course, il racontera légèrement amer : « Quand je monte la dernière difficulté en tête, je fais l’effort pour lâcher Moscon. Mais je ne me mets pas à bloc car je pense que Trentin va me contrer et j’en garde un peu sous la pédale. Il ne l’a pas fait car il ne pouvait pas. À un moment, je me retourne et je vois que Pedersen a perdu cinq mètres. Avec le recul, je comprends aujourd’hui que si j’avais monté à bloc cette dernière difficulté, je serais sûrement champion du monde aujourd’hui. »

Début 2020, il n’a pas le temps de s’imposer avant l’arrivée du coronavirus en mars mais brille dès la reprise au mois de juillet en s’octroyant un quatrième titre consécutif de champion de Suisse du contre-la-montre. Après le Dauphiné, il s’adjuge également pour la première fois le maillot de champion d’Europe de la spécialité à Plouay, dans le Morbihan. Après un Tour de France une nouvelle fois frustrant en raison de l’échec de Thibaut Pinot, il décroche la médaille de bronze aux championnats du monde du contre-la-montre à Imola, en Italie, et devient par la même occasion le quatrième coureur de l’histoire à remporter une médaille sur l’épreuve en ligne et sur le contre-la-montre, après les mobylettes des années 1990 Miguel Indurain, Abraham Olano et Laurent Jalabert.

Petite pause au col de Babaou validée par Thibaut Pinot.

Double médaillé de bronze aux Mondiaux, champion d’Europe et quadruple champion de Suisse du chrono, il manquait encore à King Küng de s’emparer du maillot rouge à la croix blanche sur la course en ligne pour compléter sa déjà volumineuse collection de maillots distinctifs à seulement 27 ans, ce qu’il finira par accomplir en cette fin de mois d’octobre 2020 particulière sur le circuit de Märwil, chez lui, en Thurgovie. Dans un brouillard épais, il s’échappera seul à plus de 50 kilomètres de l’arrivée pour s’imposer avec cinq minutes d’avance sur Danilo Wyss et le grand communicant du VC Excelsior Martigny Simon Pellaud. Un écart et un scénario rappelant étrangement (toutes proportions gardées) la démonstration de force de Fabian Cancellara sur Paris-Roubaix en 2010… sans les suspicions de dopage mécanique. Cancellara comme cette ombre éternelle planant sur sa carrière et Roubaix comme la course ultime qu’il rêve de remporter un jour, peut-être encore davantage que le titre de champion du monde du contre-la-montre auquel il aspire maintenant naturellement.

Avant d’attaquer 2021, nous retrouvons Stefan Küng sous le soleil du Var avec les autres leaders de Groupama-FDJ. Celui-ci en profite pour se faire photographier par Thibaut Pinot dans le massif des Maures avec son beau maillot de champion de Suisse que lui a gentiment légué Sébastien Reichenbach, après l’avoir élégamment porté pendant un an et demi. Fort de son nouveau statut, le Thurgovien pourrait réclamer de nouveaux pouvoirs dans la structure de Marc Madiot. Mais il préfère rester mesuré comme toujours, fidèle à sa philosophie de vie : « J’ai beau être coureur cycliste professionnel et gagner de grandes courses, cela ne change pas mon existence, je reste la même personne. Ma mère qui travaille dans une maison de retraite a bien plus d’utilité que moi pour la société. La voir partir à l’aube quotidiennement pour s’occuper de ses patients me permet de garder les pieds sur terre. »

Alors qu’on nous bassine déjà avec la troisième vague de COVID-19 mettant en danger la prochaine saison de cyclisme, nous ferions mieux de surveiller de plus près Stefan Küng, alias le troisième K en Suisse, en référence aux deux héros d’après-guerre Hugo Koblet (vainqueur du Tour de France 1951 et du Giro 1950) et Ferdi Kübler (vainqueur du Tour de France 1950 et champion du monde 1951). Si le passé récent s’appelle Fabian Cancellara et le futur proche Marc Hirschi, le présent se nomme bien Stefan Küng dans le centre de l’Europe. Le champion helvète aura une triple mission en 2021 : épauler Thibaut Pinot dans la conquête de son premier Grand Tour (probablement le Giro), remporter sa première grande classique au printemps (Paris-Roubaix de préférence) et devenir champion du monde en Belgique fin septembre. Adepte des compétitions disputées en circuit, on ne sait pas encore si King Küng réussira à se parer d’arc-en-ciel sur la course en ligne ou sur le contre-la-montre. On sait juste que cela sera toujours moins important que le quotidien de sa maman…

A propos Thierry Bientz 47 Articles
Après avoir parcouru 250 000 kilomètres à vélo en 20 ans, j'ai décidé de prendre un peu la plume pour raconter le cyclisme...

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