Jan Ullrich, Der(nier) Kaiser

Lorsque Jan Ullrich remporte à 23 ans le Tour de France 1997 avec une facilité déconcertante, le monde du cyclisme le croit immédiatement capable de battre le record des 5 Tours décrochés consécutivement deux ans plus tôt par Miguel Indurain. Mais son manque de professionnalisme, son implication dans diverses affaires de dopage et la renaissance d’un certain Lance Armstrong à la fin des années 1990 vont faire passer l’Allemand à côté d’une immense carrière. Ce Born to lose revient sur le plus grand gâchis de ces trente dernières années dans le vélo.

Évoquer Jan Ullrich, c’est évoquer les fameuses années noires du cyclisme et se rappeler au bon (si on aime le spectacle) ou au mauvais (si on préfère la morale) souvenir des années EPO. Cette époque sans foi ni loi où tous les coups étaient permis dans l’omerta la plus totale. Cette époque où les mecs montaient des cols sur le grand plateau à plus de 30 km/h sans même tirer la langue. Cette époque où le 95% du peloton professionnel flirtait avec les 50% d’hématocrite dans son sang, quand il ne les dépassait pas. Cette époque vieille de trente ans qui nous semble finalement pas si éloignée que cela aujourd’hui lorsqu’on découvre depuis le premier confinement lié au coronavirus des performances plus ou moins similaires, notamment du côté de la Slovénie chère à Tadej Pogacar et Primoz Roglic.

Né à la fin de l’année 1973, Ullrich incarne parfaitement cette époque démesurée des années EPO, lui l’enfant de Rostock, abandonné par son père très jeune. Une fois que le mur de Berlin tombe, le jeune Jan part à 16 ans se réfugier avec sa mère à Merdingen, petite commune du Bade-Wurtemberg accolée à la France sur les bords du Rhin, à l’opposé parfait de l’ex-RDA. Il passe cependant une grande partie de sa jeunesse dans les clubs de vélo des Dynamo Rostock et Berlin. Élevé à la dure sur la piste, Ullrich deviendra rapidement une machine à rouler, une bête capable d’enrouler un braquet démentiel grâce à son physique hors normes de pur rouleur. La chute du mur fin 1989 l’envoie enfin à Hambourg finir son apprentissage de coureur cycliste.

Ironie du sort, il devient champion du monde amateur à Oslo, en Norvège, en 1993, à seulement 19 ans… à l’endroit-même où Lance Armstrong s’emparera du maillot arc-en-ciel chez les professionnels à 21 printemps. Prémices d’un chassé-croisé incessant entre les deux hommes qui ne fait là que commencer. Car toute la vie d’Ullrich sera intrinsèquement liée à celle d’Armstrong, et vice-versa. Avec d’un côté l’Allemand discret, piteux stratège et beau perdant, et de l’autre le volubile Américain, champion implacable du Tour de France pendant sept longues années et auteur de toutes les manigances.

Ullrich ne croise pourtant pas plus que cela Armstrong sur sa route au début de sa carrière. En effet, ce dernier excelle sur les classiques d’un jour quand l’Allemand s’émancipe davantage sur les courses par étapes. Le cancer des testicules de l’Américain révélé fin 1996, qui le tiendra éloigné des pelotons pendant plus d’un an, n’est pas non plus étranger à ce phénomène. Pendant qu’Armstrong lutte contre la mort, Ullrich remporte le Tour de France dès sa deuxième participation. Nous sommes alors en 1997. Jan a déjà fini second de la Grande Boucle précédente, sa première, au soutien de son leader Bjarne Riis, vainqueur du Tour 1996. Le Danois, alias Monsieur 64% en référence à son année de naissance comme au taux d’hématocrite présent dans son sang, effectuait alors des démarrages foudroyants en montagne sur la plaque (souvenez-vous de sa démonstration dans la terrible montée d’Hautacam) qui laissaient pantois tous ses adversaires.

Ascension maîtrisée

Mais en 1997, Riis a beau s’enfiler toujours autant d’EPO dans les veines, il est sur le déclin comme Miguel Indurain un an plus tôt. Ullrich ne demande alors pas son reste pour prendre la relève en interne dans la surpuissante équipe Deutsche Telekom. Son Tour 1997 est un succès total puisqu’il repousse Richard Virenque, deuxième, à près de dix minutes, et Pantani, troisième, à un quart d’heure. Jan devient donc cette année-là le premier Allemand à remporter le Tour de France. À 23 ans, la presse internationale est unanime : le rouleur germanique est le nouveau grand champion du cyclisme moderne. Celui que l’on surnomme déjà Der Kaiser battra sans l’ombre d’un doute le record des cinq Tours de France consécutifs décrochés en 1995 par le Roi Miguel Indurain.

Mais Ullrich inquiète dès l’hiver suivant par sa négligence apparente, cédant à toutes les sollicitations et bâclant du même coup sa préparation d’avant-saison. C’est dans une condition physique indigne d’un coureur cycliste professionnel qu’il s’aligne sur les premières courses de la saison. Il y parait à la peine, encombré d’un surpoids si conséquent qu’il frappe à vue d’œil et ne manque pas d’affoler la presse allemande comme son entourage. Cette approche se répétera jusqu’à la fin de sa carrière, le privant de résultats notables avant le mois de juin de chaque saison, où son embonpoint commencera enfin à fondre comme la neige au printemps.

Sur le Tour de France 1998, marqué par l’affaire Festina et l’exclusion de son principal adversaire Richard Virenque, Ullrich prend rapidement les rênes du classement général. Mais loin de son poids de forme, il est souvent à la limite en montagne. La troisième semaine dans les Alpes lui sera fatale puisqu’il est incapable de suivre l’accélération de Marco Pantani dans le Galibier qui s’en va décrocher le Tour, après le Giro au printemps. L’Allemand ne le sait pas encore mais il vient de porter à 24 ans une toute dernière fois le maillot jaune en ce mois de juillet 1998.

Descente sinueuse

En raison d’une blessure au ménisque du genou droit, il est forfait pour le Tour 1999 qui voit Lance Armstrong entamer son spectaculaire septennat sur les routes de France. Sa victoire en fin d’année sur la Vuelta et le contre-la-montre des Mondiaux ne font pas oublier cette saison 1999 de nouveau ratée par rapport à son talent. En 2000 comme en 2001, il réapparaît sur la Grande Boucle. Deuxième du Tour, mais à chaque fois à plus de six minutes d’Armstrong, Jan en est désormais réduit à un rôle de faire-valoir pour l’Américain. Ce dernier domine tellement ses adversaires qu’il n’hésite pas à mettre en avant le courage d’Ullrich pour venir le défier sur sa course de prédilection. En fin de saison, Jan est champion olympique en 2000 sur la course en ligne à Sydney, puis de nouveau champion du monde du contre-la-montre en 2001.

En 2002, l’Allemand ne court quasiment pas de l’année en raison d’une blessure au genou droit. Éloigné des pelotons, il se disperse et est contrôlé positif aux amphétamines en juin, admettant par ailleurs sa consommation d’ecstasy. Sanctionné au sein de sa formation pour ses excès, il subit une suspension de six mois et quitte la Telekom en fin de saison pour le Team Coast. Cette équipe montée dans la précipitation devient au printemps le Team Bianchi. Lassé d’être dominé en juillet par Armstrong, Ullrich se met à travailler avec le controversé docteur italien Luigi Cecchini, qui a déjà permis à son ancien leader Bjarne Riis de remporter le Tour de France 1996. Ses performances sur la Grande Boucle 2003 sont extraordinaires, du même tonneau que celles de 1997. Ullrich fait vaciller pendant trois semaines le Boss Armstrong qui ne fait subitement plus le fier. Dans l’ascension décisive de Luz-Ardinen, ce dernier est victime d’une chute en s’accrochant avec un spectateur. Trop fair-play, Jan attend l’Américain qui, une fois revenu sur lui, le laisse sur place avec sa fréquence de pédalage impossible. Le Tour est joué, le cinquième de suite pour Armstrong. Ullrich finit quant à lui une cinquième fois à la deuxième place de la Grande Boucle après 1996, 1998, 2000 et 2001.

Passé le cap des trente ans, l’Allemand ne fait plus que régresser. De retour dans l’équipe T-Mobile qui a succédé à la Deutsche Telekom, Ullrich ne finit que quatrième du Tour de France 2004 derrière Armstrong, son coéquipier Andreas Klöden et le jeune Italien Ivan Basso. Blasé par ce nouvel échec, il lâchera la saison suivante son préparateur-docteur Luigi Cecchini pour se mettre à travailler avec Eufemanio Fuentes, la figure montante du dopage de pointe dans le cyclisme des années 2000. Cela lui permettra d’accrocher in extremis un septième et dernier podium sur le Tour de France 2005 en terminant une nouvelle fois derrière Armstrong et Basso.

La retraite de l’Américain après son septième sacre sur la Grande Boucle 2005 fera croire à Ullrich qu’il peut regagner le Tour en 2006, neuf ans après son unique sacre. Il n’en sera rien puisque Jan est emporté juste avant le départ de la course par l’affaire Puerto, un vaste coup de filet impliquant une trentaine de coureurs cyclistes de renom fréquentant le sulfureux docteur Fuentes. Dans cette liste figure également Ivan Basso, Alberto Contador, Tyler Hamilton, Francisco Mancebo, Oscar Sevilla ou encore Roberto Heras, tous des challengers déçus de Lance Armstrong qui sont exclus du Tour de France 2006 avant même son lancement de Strasbourg. Dans le laboratoire madrilène de Fuentes sont ensuite retrouvées différentes poches de sang de ses poulains répertoriées sous d’improbables noms de codes. Celui de l’Allemand apparaît notamment sous l’appellation « Hijo de Rudicio », soit fils de Rudy Pevenage, le mentor de Jan Ullrich tout au long de sa carrière.

Ce gigantesque scandale sanitaire met prématurément fin à la carrière d’Ullrich à 32 ans et demi, puisqu’il annule tous ses résultats obtenus à partir de mai 2005. Son retrait forcé des pelotons le fera progressivement tomber dans la dépression, l’alcool et la drogue comme tant d’autres champions avant lui. La résolution lente et diffuse de l’affaire Puerto n’arrange rien à son spleen. En 2013, après des années de dénégation, Ullrich avoue enfin s’être dopé en ayant eu recours aux services du docteur Fuentes. Sous l’emprise de l’alcool (1,4 grammes/litre), il provoque en mai 2014 un accident heureusement non mortel à Mattwil, dans le canton de Thurgovie. Il sera condamné à 21 mois de prison avec sursis pour cette nouvelle sortie de piste.

Quatre ans plus tard, en août 2018, Ullrich est arrêté par la police à Majorque après s’être introduit de force chez son voisin et compatriote, l’acteur et réalisateur Til Schweiger, en provoquant une bagarre. Une semaine plus tard, il sera ce coup-ci interpellé à Francfort pour avoir frappé une escort-girl dans un hôtel de luxe, puis interné dans une clinique psychiatrique. Adversaires sur la route, Lance Armstrong, lui aussi champion devenu persona non grata suite aux enquêtes américaines de l’Usada pour dopage organisé, viendra lui rendre visite pour lui afficher son soutien. Ce geste ne manque pas d’être commenté par la presse internationale qui verra encore là une manœuvre médiatique de l’Américain tentant de profiter de la souffrance d’Ullrich pour dédiaboliser son image devenue catastrophique.

Ullrich commence dans la foulée une cure de désintoxication qui durera près de trois ans. À l’automne 2021, il réapparaît en public en affirmant désormais être guéri de ses addictions. Mais à la fin de l’année, il manque une nouvelle fois de mourir en se faisant hospitaliser en urgence d’une thrombose et d’un grave empoisonnement du sang.

Seul depuis 2017 et le départ de sa femme Sara avec ses enfants, Der Kaiser n’est plus à 48 ans que l’ombre de lui-même. L’homme qui devait tout gagner à la fin du siècle dernier n’aura finalement décroché qu’un Tour de France en 1997, une Vuelta en 1999 et deux titres mondiaux du contre-la-montre en 1999 et 2001 entrecoupés de l’or olympique en 2000. Contraint et forcé de se retirer des pelotons pour dopage dans l’affaire Puerto en 2006, Ullrich se bat depuis contre sa lente descente aux enfers. En espérant juste que celle-ci se finisse moins mal que celle d’un certain Marco Pantani, le pirate italien qui lui avait chapardé sous le déluge du Galibier ce qui aurait dû être en 1998 son deuxième Tour de France. Le Galibier, ou le dernier grand col qui aura vu Jan Ullrich porter le maillot jaune de leader de la Grande Boucle. C’était avant la renaissance d’Armstrong, les affaires de dopage et le passage à l’an 2000.

A propos Thierry Bientz 47 Articles
Après avoir parcouru 250 000 kilomètres à vélo en 20 ans, j'ai décidé de prendre un peu la plume pour raconter le cyclisme...

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