Il Évrament phénoménal !

Vous n’en rêviez pas, eh bien je l’ai fait. Je me suis farci la biographie de Patrice Évra, « I love this game », qui plus est en anglais (disponible en français depuis le 14 janvier 2022). C’est dire si j’ai le sens du sacrifice pour le lectorat de Carton-Rouge ! Toujours soucieux de percer la vérité à jour, votre humble serviteur s’apprête à tenter de démêler pour vous ce qui relève de l’hagiographie ou de la fumisterie chez ce personnage intriguant. Attachez votre ceinture, c’est parti !

Confessions intimes

Première claque : dès la première page, Patrice révèle avoir été abusé par un prof qui l’hébergeait trois nuits par semaine (spéciale dédicace à Indochine) pour lui éviter de faire de longs trajets. Au moment de la sortie du livre, il confiait au Times : « Je veux que les gamins aient le courage (de parler) et ne se sentent pas coupables, parce que je me suis toujours senti coupable. Je n’ai pas peur de dire que le fait de ne pas en parler m’a fait me sentir comme un lâche pendant de longues années. […] Vivre avec ça a été l’un de mes plus gros regrets, parce que j’aurais pu aider tellement de gens. J’en ai assez de cette masculinité toxique. Pour mon père, pleurer était un signe de faiblesse, mais ce n’est pas le cas. […] Je préfère être une source d’inspiration et un exemple qu’une simple victime. »

Moi qui associais plutôt le joueur avec des démonstrations de virilité mal placées, force est d’admettre qu’il fait preuve d’un courage incroyable avec cette confession et que son appel à en finir avec la masculinité toxique est tout aussi téméraire. D’ailleurs, Patrice nous livre une autobiographie plutôt franche, où il donne parfois des anecdotes qu’il n’était pas obligé de révéler. Tout le mérite lui en revient.

Une enfance qui forge le caractère

Né à Dakar au Sénégal le 15 mai 1981 (certains là-bas lui reprocheront d’ailleurs de jouer pour la France), sa famille déménage en Belgique lorsqu’il a un an. En 1985, ils arrivent aux Ulis, une cité à 23 km au sud-ouest de Paris qui a aussi vu éclore Thierry Henry et Anthony Martial. Comme Patrice le dit, il s’agit probablement de la seule ville au monde (24 000 habitants) qui a sorti des joueurs qui ont gagné tous les trophées : Coupe du monde, Champions League, Europa League.

Les premiers chapitres nous racontent ensuite son enfance, non dénuée de problèmes : père absent, pauvreté, délinquance, racisme. Reproduisant le système, Patrice fait partie d’un gang qui le fait se sentir invincible mais lui fait aussi découvrir le côté obscur de la violence. L’un de ses frères souffre d’addiction au crack et finira par en mourir, ce qui confortera notre protagoniste dans ses habitudes de ne pas boire d’alcool ou fumer de cigarettes, hygiène de vie qui sera bénéfique à sa carrière. Au regard de ces éléments, on comprend mieux son tempérament de battant et on se dit que ce n’est pas illogique que le mec soit parfois à fleur de peau.

À propos de racisme, j’ai dû me replonger dans les archives de l’affaire Suarez. Liverpool-Manchester, le 15 octobre 2011. 58ème minute. Suarez fait une faute sur Evra. S’ensuit un petit conciliabule où Patrice demande pourquoi, ce à quoi Suarez répond « Parce que t’es noir », et ce plusieurs fois, pinçant même la peau d’Evra. Suarez se défendra ensuite en invoquant qu’il s’agit d’un terme sud-américain non péjoratif. Au final, la Football Association le suspendra huit matches et lui infligera une amende de 40 000 livres, s’appuyant sur l’analyse d’un linguiste : « Yes, you can call a friend negrito, but you can’t use it to a stranger. In doing that, in an argument, it becomes racist. » Sans blague ! Le plus étrange dans tout ça, c’est le soutien donné par Liverpool à Suarez : ils porteront même des tee-shirts à son effigie le match suivant. Pas sûr que cela ait constitué la meilleure application du « You’ll never walk alone ».

Entretiens avec un vampire…

Débuts en pro : saut d’obstacles

Les chapitres suivants expliquent ses débuts de professionnel. J’ignorais complètement que Patrice Évra avait commencé sa carrière professionnelle à Marsala, club de 3ème division en Sicile. Le gars se fait appeler allègrement « Panthère noire », « Nero » voire « Negro » par ses adversaires, mais trouve la bonté de préciser qu’il s’agissait surtout d’ignorance, certaines personnes voyant un Africain pour la première fois. Ouais, bon, on est quand même en 1999… Finalement il joue peu et se rend à Monza, club satellite du Milan AC qui évolue en 2ème division, sur les conseils d’un avocat/agent. Il y jouera finalement pas beaucoup non plus mais on voit que toutes ces années ont été semées d’embûches, entre agents mal intentionnés, club formateur qui refuse de signer les papiers de libération et lui ordonne d’aller à Rennes alors que le mec est déjà parti pour l’Italie.

Patrice se rend alors à Nice (en 2ème division à l’époque), où il mûrit et apprend à mettre son ego de côté sous la direction d’un entraîneur italien qui arrive bien à le cerner et parvient même à le convaincre qu’il est fait pour être arrière gauche, poste au départ temporaire pour lui en remplacement d’un joueur blessé. Après une bonne saison, Nice monte en 1re division mais Patrice rêve de jouer pour Monaco, coaché par Didier Deschamps. Nice veut le forcer à signer en lui promettant qu’il ira ensuite à Barcelone (mais bien sûr…) et pratique l’intimidation à coup de gars de l’Est qui t’attend à la sortie du restaurant et te menace de te péter les jambes si tu ne signes pas. C’était aussi ça, le foot des années 90.

Hygiène de vie

Un aspect m’a surpris : en dépit de ce que ces vidéos « I love this game » pourraient laisser penser, Patrice n’est pas tant un fêtard. Il ne boit pas d’alcool et ne fume pas. Il évite les boîtes de nuit, où il est difficile de s’amuser en paix quand tu es connu. Étonnamment, Patrice est aussi très lucide sur son côté arrogant et immature : alors qu’il jouait à Monaco, il confesse acheter des voitures pour se la péter alors qu’il ne possède pas le permis et avoue volontiers regretter de ne pas avoir plus écouté ses premiers entraîneurs plutôt que de croire que le monde entier était contre lui.

Le joueur est vraiment transparent et ne glorifie pas du tout la vie de footballeur. Il explique par exemple que, à son arrivée à Manchester sa femme et son fils de 3 ans ont du mal à s’adapter. Barrière de la langue, météo, cuisine : vivre à Manchester loin de sa famille dans une langue qu’on ne maîtrise pas n’est pas la panacée. Plus tard dans le livre, il avoue avoir trompé sa femme et constaté que la presse anglaise révèle vraiment son côté obscur dans ses moments-là. Il brise aussi le mythe de la femme de footballeur qui a la vie facile et ne peut pas se plaindre. Lui-même regrette d’avoir utilisé cet argument avec son ancienne femme.

Enfin, il nous confirme que le sport de haut niveau n’a rien à voir avec la santé : il n’aurait approximativement joué qu’une trentaine de matches sur toute sa carrière sans souffrir de douleurs et nous apprend au passage que les antidouleurs sont distribués comme des smarties dans les vestiaires. Ce qui lui vaudra plus tard des problèmes gastriques. D’ailleurs, il arrive que les joueurs mentent sur leurs blessures lors de recrutement de peur de ne pas être pris.

Intéressons-nous maintenant aux traits de personnalité de notre protagoniste, qui nous prouvent que la frontière entre qualité et défaut est parfois ténue…

Tout le monde il est beau

Tout le monde est « comme un frère pour lui » (Thierry Henry, etc.) et tout le monde le considère « comme son fils » (Alex Ferguson, Albert de Monaco). Tant mieux pour lui, mais c’est marrant que ces affirmations viennent toujours seulement de lui…

Patrice a un coeur gros comme ça : il se lie toujours d’amitié avec les nouveaux venus, surtout ceux qui galèrent en anglais. Ainsi finira-t-il meilleur pote avec Park Ji-Sung et Carlos Tévez. Cette bienveillance est tout à son honneur, mais malheureusement cette propension à se muer en « sauveur de l’ombre » va l’entraîner dans une sacrée galère.

Knysna ou la mutinerie de la Pat’ Patrouille

Nous voilà arrivés à l’un des chapitres les plus attendus du livre : la mutinerie de Knysna lors de la Coupe du monde 2010 en Afrique du Sud.

  • Avant

Nicolas Anelka a un mauvais pressentiment avant la Coupe du monde. Quand même pratique cette omniscience des joueurs de l’époque (de grands incompris), surtout quand elle est aux abonnés absents lorsqu’il s’agit de prendre des décisions rationnelles pour le bien de l’équipe. Patrice est surpris d’être nommé capitaine de l’équipe de France, alors que ce rôle devait normalement échoir à William Gallas, troisième dans la hiérarchie des capitaines. On voit déjà là la fine psychologie de Raymond Domenech à l’œuvre.

  • Pendant

Yoann Gourcuff, meilleur joueur de Ligue 1 à l’époque, est une personne solitaire, timide et qui préfère manger seul. Vu la qualité des phrases de ses coéquipiers en interview, qui peut en vouloir à un gars qui maîtrise la langue française de s’épargner des saignements d’oreilles à chaque repas ? Du coup le gars se fait ostraciser. Évra réfute ensuite les reproches de mentalité de gang, car beaucoup de joueurs avaient des problèmes avec Gourcuff car ils voulaient qu’il soit meilleur. Chacun tirera sa propre conclusion, mais il est assez aisé de comprendre que la subtilité dans la communication n’était pas l’apanage de cette équipe.

Plus surprenant, Patrice nous confesse que le capitanat n’est pas une sinécure. Il explique que même lui n’avait pas anticipé qu’être capitaine revient plus ou moins à se transformer en assistant social : tous les joueurs passent le voir à tour de rôle pour un oui ou pour un non (il faut s’entraîner plus, moins, on aurait dû adopter cette tactique, etc.)

  • Implosion

Arrive le moment fatidique de la mi-temps du deuxième match, France-Mexique. Après dix minutes de silence, Domenech crie sur Anelka qu’il devrait prendre la profondeur, ce à quoi l’intéressé rétorque qu’il peut se mettre son équipe où il pense et qu’il ne jouera plus pour cette équipe. Mais, d’après Patrice, jamais au grand jamais il ne lui a dit « d’aller se faire enc… ». Patriotisme, quand tu nous tiens… Il est vrai que cet épisode aurait dû rester dans l’intimité du vestiaire. L’Équipe sort la phrase sans guillemets le lendemain et l’enfer commence. Anelka serait prêt à s’excuser auprès de Domenech en privé, mais pas devant les caméras. Concept étrange, mais bon, passons… Problème, il n’arrive pas à joindre Domenech et une fois qu’il le trouve, la décision a été prise par les autorités supérieures : Anelka doit rentrer. La théorie du complot peut alors commencer.

Domenech : « J’ai décidé de dissoudre l’assemblée. »

Avant le dernier match, les joueurs se rendent à l’entraînement en baskets. Patrice se voit remettre une lettre par les joueurs qui lui demandent de la lire devant les caméras. Robert Duverne, préparateur physique, est furieux et semble avoir les pieds sur terre. Il explique qu’il a fermé son cabinet pour venir à la Coupe du monde et qu’il perd de l’argent. On voit bien dans la vidéo que Patrice juge plus élégant d’avoir ses mains dans les poches, une marque de respect. Ensuite, lecture du communiqué par Tonton Raymond puis bordel intersidéral, interview imprévue de Franck Ribéry (on rappellera que l’affaire Zahia avait défrayé la chronique un an plus tôt).

Franck, un Français franc…

Bien évidemment, Patrice voulait se rendre à une conférence de presse pour s’excuser, mais il n’a pas pu y aller car on l’en a empêché, il n’y a pas eu de voiture pour l’emmener à la conférence. Vraiment, quel manque de respect. On passe ensuite dans une autre dimension car Roselyne Bachelot s’en mêle et découvre par elle-même la stupidité ambiante, virant dans la foulée Domenech (merci Roselyne !) et Escalettes, le président de la fédération à l’époque. Plus tard, Patrice essaie d’appeler Lilian Thuram, qui ne répond pas, puis essaie ensuite de s’embrouiller avec lui dès que possible, mais est heureusement stoppé par la sécurité.

  • Excuse my French

On peut aussi voir les choses autrement : la culture de l’excuse avait commencé bien avant, quand Thierry Henry avait qualifié la France en contrôlant le ballon de la main, pour ensuite mieux pleurer « J’ai juste contrôlé, ce n’est pas moi qui ai marqué », « Personne ne m’a soutenu après ». Patrice l’a même défendu, arguant qu’il faudrait lui ériger une statue pour ce qu’il a fait pour le football. OK, mais alors en mode Thierry de Milo, sans les bras pour être raccord.

La génération 2010 résumée en une phrase…

The dark side of the clown

  • Tonton flingueur

À l’époque, cet interview où Pat’ sort la sulfateuse avait beaucoup choqué par sa vulgarité. Se moquer du poids, c’est jamais la classe. Toutefois, avec le vernis du temps, force est de constater qu’être énervé par Pierre Ménès semble beaucoup plus plausible et socialement acceptable aujourd’hui.

  • Patkick

Quand tu te prends pour Cantona, sauf que c’est contre tes fans à Guimaraes…

Toxique dans les prés

Étrangement, on ne sait trop quoi penser de l’intégration des nouveaux dans la grande équipe de Manchester United, où les flambeurs sont rapidement remis en place par les anciens et où les contacts à l’entraînement sont rugueux, histoire de faire du joueur un vrai bonhomme. Avec du recul, on se demande maintenant si ces gars étaient vraiment des experts en santé mentale, en témoigne Ryan Giggs, qui tapait son ancienne copine (et sa soeur au passage), sûrement dans un souci de la préparer à des matches difficiles.

On retrouvera d’ailleurs ce thème en filigrane, sans vraiment savoir quoi penser : pour un mec qui s’insurge contre la masculinité toxique, je ne suis pas sûr que se battre avec un fan, insulter des journalistes, brimer Gourcuff ou scander à longueur d’interview « Je vais pas laisser facilement ma place aux jeunes en équipe de France » s’inscrive dans une telle optique.

Au final, je crois ne pas être plus avancé après la lecture de cette biographie, que vous pourrez offrir tant aux personnes que vous aimez qu’à celles que vous détestez. Si Patrice avait évité les coups fourrés, il aurait vraiment pu devenir le porte-parole des opprimés car ses propos sont très sensés sur de nombreux sujets. Toutefois, quand Patrice dit de la merde, « c’était juste pour rire ». Bizarrement, c’est souvent l’excuse des « bullies ». À l’aune de ces révélations, faut-il réhabiliter le soldat Évra ? La colère d’un homme justifie-t-elle tous les excès ? Vous avez trois heures…

Petit nettoyage de lucarne de printemps.

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