Dustin dernier mot pour toi

Cher DJ,

C’était un jeudi soir de novembre. Un de ces soirs qui ne sert qu’à remplir le calendrier. Sur le chemin de la maison, je m’aventure à ouvrir une certaine application ornée d’un oiseau. Je mets quelques secondes à réaliser puis quelques semaines à encaisser le coup. Le couperet est tombé, le LHC ne te conservera pas au-delà de cette saison 2019-20. Toi, le Canadien le plus célèbre de tout le canton, Ontarien proposé comme prolongation.

Alors, Dustin, j’ai tellement de choses à te dire. Lors d‘un apéro de la rédac de Carton-Rouge, j’avais annoncé fièrement que je te consacrerais un poème quand tu quitterais la ville. Je me voyais déjà prendre la plume un week-end de printemps 2024 pour te remercier et te souhaiter une paisible retraite. Je n’étais pas prêt, personne n’était prêt.

Avec le temps, le poème s’est transformé en lettre. C’est plus direct, plus 2020, ou pas. Et puis, comme on ne s’est jamais parlé, je pourrai garder en mémoire, qu’une fois au moins, je t’ai écrit.

Je ne sais pas si tu réalises à quel point les gens t’ont aimé, ici. Quitte à n’avoir d’yeux que pour toi pendant un match. J’ai tellement épié toutes tes présences sur la glace que je reconnais ton cul entre mille et qu’au sortir d’une rencontre j’ai une idée plus précise de ton temps de jeu que la statistique. Si tu veux porter plainte contre moi pour harcèlement, je me ferai un plaisir de plaider coupable.

Notre première fois, je ne m’en souviens pas. Et ce n’est pas parce que j’étais bourré. J’imagine que tu as dû sortir quelques passes venues d’ailleurs mais comme je me suis aperçu par la suite que c’était pour toi une vulgaire banalité, je n’ai plus d’image précise en tête.

Depuis 4 saisons, mon activité favorite se résume à deviner ta passe depuis les tribunes avant que tu ne la réalises. Qu’importent tes coéquipiers, qu’importe l’adversaire, ma présence à la patinoire peut se limiter à ces exquises devinettes. Parfois, j’y arrive et j’en suis fier. Je me dis que je pense comme toi. Mais souvent, malgré la routine, tu arrives à me surprendre. C’est le secret des couples qui durent comme ils disent.

Une passe comme la tienne, je n’en avais jamais vu à Malley, ni même à la Route de Genève. Claquée, précise, inattendue, décisive. Même celles que tu ratais étaient savamment pensées. Avec des angles tellement exquis que tes coéquipiers ne t’avaient souvent pas compris. Tu as réussi à me réconcilier avec la géométrie, malgré mon ignoble 2/6 à l’oral du gymnase. Connaissant ta générosité, tu offriras sûrement ton corps à la médecine à ton décès. J’espère être encore de ce monde quand les scientifiques annonceront que tu étais le premier humain au cerveau en forme d’équerre.

Par l’art de la passe, tu aimes faire briller les autres. Et tu les as fait rayonner, tous. Le grand costaud chevelu, les snipers suédois et haut-valaisan, le blondinet bernois, tu ne fais aucune différence. Tu auras fait briller la chaumière lausannoise jusqu’au Grenier car tu t’appliques simplement à mettre les autres en valeur. Je suis sûr qu’en cours de gym, tu tirais en premier dans ton équipe le petit gros de la classe pour lui donner une chance de gagner. Tellement altruiste que tu oublies parfois de marquer. Ça énerve les férus de statistiques mais pas moi. Heureusement d’ailleurs pour ces derniers que tu pratiques un sport où la passe y est très valorisée en termes comptables. Avec tes points à la pelle, tu es autant admiré par les fans de data que par les romantiques. Très peu ont cette capacité. Seulement, pour les premiers, tu peux être remplacé par un robot automatique. Pour les autres, non.

Bien sûr, tu n’es pas parfait. Sinon tu n’aurais jamais porté le chandail du LHC. Un peu lent, pas assez méchant, pas assez tueur. Des défauts certes, mais des défauts auxquels on peut facilement s’identifier. Il te manquait aussi quelques dents que, malgré toute ton ingéniosité, tu n’as jamais réussi à faire repousser. Espèce de loser.

Mais au-delà de tout ça, je te dois un aveu. Cette première partie de la lettre, je l’ai rédigée en novembre. Depuis ce temps, 5 mois ont coulé sous les ponts. 5 mois de tristesse, de chagrin à te voir errer comme une âme en peine à qui plus rien ou presque ne réussit. Certains simples d’esprit diront que tu n’avais plus la tête à Lausanne. Je n’y crois pas une seconde. Cela ne tournait plus, tout simplement. Aussi bien physiquement que mentalement.

Il paraît que les histoires d’amour durent trois ans. Cette quatrième saison était peut-être celle de trop. Celle où tu commences à pisser la porte ouverte. Et pourtant l’héritage que tu laisses est immense. Pour ma génération, tu es le meilleur joueur de champ de l’histoire du club. Et dans mes insomnies tu figures encore un peu plus haut. Dire qu’à cause de ce corona de mes deux, tu n’auras jamais droit à des adieux dignes de ce nom. Pour une fois que j’aurais eu envie de chialer devant plein de monde…

Avant de te laisser pour de bon, j’aimerais te citer Schopenhauer. Ce dernier distinguait le talent qui « accomplit ce que les autres ne peuvent accomplir » et le génie qui « accomplit ce que les autres ne peuvent imaginer »*. Pour le paraphraser, un joueur talentueux réussit une passe que les autres ne réussissent pas. Alors que toi, tu réalises celles que les autres ne peuvent pas voir.

Bon vent DJ !

* tiré du merveilleux « Odyssée du 10. Gloire et déboires du meneur de jeu » aux éditons Solar.

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